Margaret Mazzantini : La mer le matin

Mercredi 13 février 2013

Dans ce dernier roman, l’auteur a mêlé la sensualité du conte africain, osant une poésie qui rappelle le Le Clézio de Désert, au mordant du réquisitoire. La belle est bien armée.

Elle rappelle l’histoire commune entre la Libye et l’Italie, leur passé colonial, la vie des colons de la Botte sur la « quatrième rive » de l’Italie avant que Kadhafi ne les chasse dans les années soixante-dix et la réconciliation honteuse vingt ans plus tard par le truchement de Berlusconi.

Pour raconter la grande histoire, la romancière a croisé deux petites histoires imaginaires, celle de Jamila qui fuit les violences avec son fils Farid en s’embarquant pour les côtes italiennes et celle d’Angelina, une Italienne née à Tripoli qui en fut expulsée à l’âge de onze ans pour échouer en Sicile et y être rejetée par ses compatriotes. Quarante ans plus tard, son propre fils cherchera à briser les stigmates subis par la famille. Deux femmes et leurs enfants, deux victimes collatérales, deux destins fauchés de personnes laissées au bord du chemin.

« En Italie, personne n’a envie de parler de cette histoire commune comme si elle était sale. Moi, je ne veux pas donner de leçon, ni proposer une vision idéologique. Ce n’est pas un service à rendre au lecteur. La littérature touche à quelque chose de plus magique, de plus secret. Elle doit être cathartique. Je cherche juste à construire un temps de parole pour des gens qui n’en ont pas. Il faut bien reconnaître que ma quête est sans fin. »

Margaret Mazzantini s’exprime comme elle écrit, dans une sorte d’urgence permanente, débit de mitraillette, une vivacité dans l’expression, une parole qui coule et qui tient sans doute à sa vocation première de comédienne.

Par Françoise Dargent, pour le Figaro Littéraire

Il y a quelque chose qui n’appartient qu’au lieu où l’on est né. Tout le monde ne le sait pas. Il n’y a que ceux qui en sont arrachés de force qui le savent. Un cordon enfoui dans le sable. Une douleur qui te cloue et te fait haïr les pas que tu feras ensuite.

La gazelle est en mer. Dieu sait comment, mais elle est là. Immobile sur les lames bleues des vagues, dans une attitude royale, comme tout en haut d’une dune. Elle se tourne pour regarder Farid, ses cornes, luisantes, annelés, ne bougent pas. C’est un animal courageux et fier, elle a des pattes fines, des muscles nerveux et une bande noire sur son dos qui frémit quand le danger approche. C’est la plus belle décoration du désert. Elle a une ouïe qui perce le silence, des yeux merveilleux ; des cornées transparentes et ces fameuses pupilles brillantes qui voient les aigles dans le ciel, les lycaons cachés dans les buissons. Pendant la période de sécheresse estivale, quand tous les animaux quittent les régions désertiques et les steppes brûlées, la gazelle reste fidèle aux lieux qui sont les siens, et souvent sa chair nourrit les grands carnivores qui mourraient s’il en était autrement. Elle court d’une manière un peu comique, presque sans toucher le sable. Elle laisse un sillage de traces, aussi petites et rondes que des pièces de monnaie. Elle est très rapide, elle doit l’être si elle veut survivre. De temps en temps, elle s’arrête et elle regarde derrière elle, comme le font les enfants, et cette curiosité peut lui être fatale. Saisie à la gorge, la gazelle ne se débat pas. Elle se laisse entraîner et mettre à mort. Les poètes arabes ont chanté pour elle, ils ont élevé son regard innocent au sommet de la beauté du monde.

Ses ancêtres appartenaient à une tribu de Bédouins nomades. Ils s’arrêtaient dans les oueds, ces lits de fleuve recouverts de végétation, et ils montaient leurs tentes. Les chèvres allaient paître, les femmes cuisinaient sur les pierres brûlantes. Ils n’avaient jamais quitté le désert. Ils se méfiaient un peu des gens de la côte, marchands, corsaires. Le désert était leur maison, ouverte, sans limites. Le désert était leur mer de sable. Tacheté de dunes comme le pelage d’un jaguar. Ils ne possédaient rien. Rien que des traces de pas que le sable bientôt effaçait. Le soleil faisait glisser les ombres. Ils étaient habitués à résister à la soif, à se dessécher comme des dattes, sans mourir. Un dromadaire leur ouvrait la voie, une ombre longue et tordue. Ils disparaissaient au milieu des dunes. Nous sommes invisibles aux yeux du monde, mais pas à ceux de Dieu. Ils se déplaçaient avec cette pensée au cœur.

http://www.babelio.com/auteur/Margaret-Mazzantini/14742

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