Je suis arrivé à V. à deux doigts du sommeil. (…) Sur la gauche, les arbres camouflaient les usines, filaient vers la campagne qui gagnait peu à peu pour s’épanouir, insoupçonnable, à trente kilomètres de là, en un désert de colza, de blé, de maïs et de pommes de terre. De l’autre côté, c’étaient l’hôpital et la casse automobile, les zones industrielles, les supermarchés, les parkings, les nationales, les voies ferrées, les habitations verticales, milliers de fenêtres allumées dans le matin, de gosses s’habillant et croulant sous leur cartable, d’hommes et de femmes aux yeux gonflés s’apprêtant à courir vers la gare de RER, à s’engouffrer dans leur voiture pour gagner leur bureau, leur atelier, leur boutique, leur école, leur cabinet, Pôle emploi. Partout, s’agitait une vie concrète et réduite, modeste et résolue, on y était un peu à l’étroit, mais c’était la seule dont on disposait vraiment. Le seul horizon tangible. Partout on se débattait, on se résignait, ça dépendait des jours, de la fatigue, des emmerdes, du boulot, des petits de l’argent, de la santé. Je n’avais jamais pu m’y résoudre. Je m’étais toujours dit qu’il devait y avoir autre chose, du reste la plupart de mes amis s’enorgueillissaient de vivre une autre vie, mais je ne voyais pas très bien laquelle, ils bossaient, élevaient leurs enfants, partaient en vacances une ou deux fois par an, bien sûr ils étaient cultivés, lisaient des bouquins, les journaux, parlaient art et politique mais, fondamentalement, je ne voyais pas la différence. Il n’y avais qu’une seule vie. Et j’avais toujours été incapable de la vivre vraiment. Au final, j’avais choisi de contourner l’obstacle. J’avais choisi de déserter. Je n’en étais pas spécialement fier. Dès que j’avais pu, j’avais laissé tomber tout ce qui de près ou de loin ressemblait à un boulot, même « intéressant ». La moindre contrainte me pesait. Obéir à un patron, me lever pour me rendre dans un bureau était au-dessus de mes forces. Sarah en riait au début. Mais je crois qu’à force elle a fini par trouver ça indécent, cette façon d’affirmer que je n’étais pas fait pour le travail et la vie sociale. Comme si quelqu’un l’était. Comme si on avait le choix. Comme si quelqu’un pouvait encore se payer ce luxe. En partant en Bretagne j’avais enfoncé le clou. Je m’étais fabriqué une vie de vacances - et, à ce titre, que mon choix se soit porté précisément sur une ville entièrement vouée au tourisme et rayonnant sur une côte où s’égrainait un chapelet de petites stations balnéaires ne relevait sans doute pas du hasard : j’y menais une vie hors saison, une vie en lisière de la vie.
Je ne savais plus vivre sans écrire. Toute ma vie avait été construite autour de ce centre, qui dans les périodes où je ne travaillais pas s’absentait, et tout s’écroulait alors, tout perdait son sens. J’avais beau dire à qui voulait l’entendre que la mer me suffisait, ce n’était pas vrai. Non, je ne savais plus vivre sans écrire, et il m’arrivait de me demander su mes livres répondaient à une autre nécessité que celle-ci, vivre en écrivant, donner une structure, un but, une ossature, une forme aux jours qui passaient. J’essayais de me persuader du contraire, que chaque roman répondait à un appel beaucoup plus profond, impérieux, que les écrire était une question de survie mais je n’en étais pas sûr.
Olivier Adam : Les Lisières, Flammarion, 2012, pages 39 à 41 et 264.