Je note dans la revue Cadmos un article signé Alain Gillis, « Identité et organisation autistique de la personnalité » : « Voici un enfant qui présente une organisation partiellement autistique. Il regarde un arbre. Il le considère et me signale que cet arbre, à l’instant, vient de bouger. Il trouve la chose intéressante, sans plus… L’arbre fait signe. Pour moi, l’arbre bouge à cause du vent. La causalité est là, sous-jacente et disponible. Cet arbre animé sera bientôt ramené par moi, par la relation de causalité, à un être inanimé, toutefois agité par le vent. » J’entends bien. Mais je me souviens d’une phrase dans Cinq prises de calme, ça ne date pas d’hier : « Il faut regarder longtemps une branche sui bouge un peu pour pouvoir dire : “la branche bouge un peu”, et que cela suffise. Cela peut paraître simple, ça l’est. » Je ne me sens pas autiste pour autant, et je conçois bien que vivre dans un monde où la causalité est absente marginalise. Mais, pour autant, je ne suis pas sûr de la supériorité de celui qui sait pourquoi la branche bouge. Je serais plutôt tenté de croire qu’à force de savoir que, lorsqu’il y a du vent, les branches bougent, on rentre la tête dans les épaules, et on ne voit plus ni la branche ni le vent. L’article de ce médecin est intéressant parce qu’il montre le déphasage social induit par l’absence du causal. Mais pour la saisie du réel, celle de l’enfant ne ma paraît pas plus stupide que celle du médecin.
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Pour saisir la profondeur, commencer par s’arrêter à la surface. Ne pas la négliger, la regarder attentivement. Sinon, on invente la profondeur bien plus qu’on ne la découvre.
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Plutôt que de se perdre en suppositions sur ce que l’auteur a voulu faire, regardons simplement ce qu’il a fait. Quel effet cette page a sur moi, et pourquoi, et comment ? Ne pas généraliser. L’auteur s’adresse singulièrement à chacun ; la notion de public lui est étrangère, ou bien il n’est qu’un producteur de texte. Un poème (plus que d’autres formes d’écriture, sans doute) met en jeu des réactions épidermiques, intellectuelles, mémorielles, culturelles… Ce qui est pris par l’un est délaissé par l’autre ; ce qui est admiré ici sera méprisé là… Voilà pourquoi on codifie la lecture, on la bride, on la norme, on l’évalue… et finalement on l’interdit dans sa vérité première pour la réduire au commentaire, pas forcément idiot. Mais prise globalement, dans son intense complexité personnelle, la lecture demanderait, pour être dite, un effort égal à celui dont témoigne le poème.
Antoine Emaz : Cambouis, Seuil 2009, pages 119, 125, 144