J’ai trente-cinq ans. Cyrille trois de plus. J’ai longtemps (et naïvement) espéré que cet écart s’estomperait avec les années, mais non : Cyrille reste et restera l’aîné et moi, celui qui se doit d’être aux ordres, a fortiori depuis que nos parents ont vendu la pharmacie, quitté la Normandie et atteint cet âge où l’on attend légitimement de menus services de la part des enfants. Cyrille prend son rôle de coordonateur très à cœur, excellant dans l’art de me refiler les bâtons merdeux. De mon côté, j’estime ne plus avoir l’âge d’être traité comme un larbin corvéable à merci. Nos accrochages sont donc balisés et prévisibles : le commandeur m’intime ses ordres (n’hésitant pas à me culpabiliser lorsqu’il s’agit de prêter main forte à nos parents), je commence par résister et m’agiter vaguement - ingrat freinant des quatre fers (question de principe) - et je finis invariablement par obtempérer.
Il me restait une heure à tuer avant le rendez-vous avec l’agent immobilier. Je me suis affalé sur le canapé de la véranda, laissant mon regard se perdre dans la contemplation de détails anodins qui, tous à leur manière, charriaient des souvenirs d’enfance, tantôt précis, tantôt brumeux. Depuis hier, les images se succèdent sans que j’aie à les solliciter. Elles savent d’elles-mêmes trouver prétexte à leur apparition. Ce peut être une simple carafe à décanter dans le séjour ou une silhouette quelconque aperçue sur le remblai en bas. On connaît ça. Non, ce qui m’étonne, c’est ce laisser-passez en moi. Une fois installé à Paris, je ne suis plus revenu à Villerville qu’armé d’œillères, obnubilé par le présent, son cours pressé, ses essais à transformer ; les signes d’un avant se voyaient écartés sitôt repérés et comme placés en quarantaine ; sans doute la présence de mes parents sur place contribuait-elle également à ne pas « fabriquer de passé ». Seul dans cette maison, je laisse au contraire tout affleurer, sans percevoir encore les effets de ce reflux. On dirait qu’une digue intérieure a cédé. Seule menace active que je tiens éloignée : ces deux amants, là-bas sur la plage. Je ne souhaite les voir que de loin. Ce sont deux corps qui ne parviennent plus à se rapprocher, ni de jour, ni de nuit. Entre eux, il y a un silence buté, meurtri, et la peau de l’autre qui devient comme du papier de verre. Pourquoi le nier : c’est aujourd’hui encore un travail forcené que de dépecer mon désir pour Junon.
Arnaud Cathrine : je ne retrouve personne, Verticale, 2013, pages 13, 34-35.