Claudie Gallay : Une part de ciel

Mercredi 20 août 2014

Un père a donné rendez-vous à ses enfants devenus grands. Trois boules neigeuses postées à chacun des membres de la fratrie. Comme lorsqu’ils étaient gosses et qu’il leur signifiait ainsi son retour « d’escapade ». Et c’est peu dire que la mère en a accumulé, des boules neigeuses. On ne sait pas quand il viendra. Viendra-t-il ? Pour lui, Carole est revenue à la terre de son enfance. Pas le bout du monde, mais le genre d’endroit où, sauf à être enfant du pays, on passe plutôt qu’on ne s’y installe.

De retour au gîte, j’ai passé un long moment à regarder par la fenêtre la fin lente de ce samedi au Val.

J’ai choisi une orange dans le filet et je l’ai pelée avec les dents. J’ai toujours aimé faire ça. Arracher la peau à la sauvage et me rendre la bouche amère.

J’ai posé les épluchures sur le dessus brûlant du radiateur électrique. En chauffant, les pelures d’orange devenaient rousses, presque noires, elles ne brûlaient pas mais diffusaient un doux parfum d’agrume.

J’ai traduit un chapitre dans lequel Christo explique comment, en toute chose, ce n’est pas le résultat final qui compte mais le chemin à parcourir, tout le long processus qui aboutit à l’œuvre finie.

J’ai pensé aux pinceaux de Gaby dissimulés sous le tissu de velours.

J’avais du zeste sous les ongles.

Je n’arrivais pas à reprendre le travail. La vue des pinceaux m’avait perturbée, et ce désordre, dans son mouvement, avait fait bouger d’autres images comme dans un jeu de mah-jong.

Le jour de l’incendie, maman avait pris pour nous des oranges dans un sac en papier, on les avait épluchées avec nos doigts. D’habitude, elle nous donnait des biscuits, des gâteaux ronds et lisses qu’elle appelait Chamonix, ils étaient fourrés de marmelade et enrobés d’une pellicule de sucre lisse.

Ce soir-là, elle avait seulement des oranges. Des sanguines bouleversantes, avait-elle dit. Nous, on préférait les mandarines parce que c’était plus doux et plus simple à peler. Elle répondait que les sanguines n’étaient sans doute pas les meilleures des oranges mais que c’étaient les plus belles, et que pour cette raison nous devions être heureux de les manger.

Elle avait pressé les peaux entre ses doigts pour faire suer le zeste, ça nous avait piqué les yeux, on avait ri.

Il y avait, sur le matelas, une couverture en faux poils que nous appelions la pelisse. On l’avait ramenée sur nos épaules pour nous tenir chaud. On avait écouté les histoires de notre mère, regroupés autour d’elle comme une nichée.

Mais à un moment, elle n’avait plus raconté. De la trappe fermée montait une odeur obscure. Elle en avait soulevé le battant. L’odeur de la fumée a envahi le grenier.

Notre mère a crié des mots, elle voulait que nous descendions avec elle par la trappe sombre, mais nous avions trop peur pour faire un pas.

Elle nous a forcés en nous tirant par les bras. Gaby s’est mise à hurler. Philippe a reculé.

Le goût de l’orange dans ma bouche s’est mêlé à celui de la fumée.

La trappe était une fosse. Elle a crié encore pour qu’on la suive sur l’échelle raide, elle nous a traînés, pris contre elle, enfermés dans ses bras. Elle a essayé de nous emporter tous les trois. J’ai fait l’essai plusieurs fois, plus tard, à l’âge adulte, de soulever trois enfants, les deux filles et une copine, au même âge que celui que nous avions. Des corps semblables. C’est impossible, le poids entraîne.

Notre mère s’est approchée de la lucarne. Le toit était trop pentu. La petite cour, tout en bas. On est revenus se mettre le dos à la cloison. La fumée pénétrait le grenier, alors elle a ouvert la lucarne, elle a soulevé Philippe et l’a collé à son flanc.

Elle nous a fixées, tour à tour, ensuite, Gaby et moi. Gaby pleurait. Elle pleurait tellement, les yeux dans le plancher, les larmes ploquaient entre ses pieds.

J’ai le souvenir du regard de ma mère sur nous. Qui passait de l’une à l’autre. Nous étions deux. Elle ne pouvait en prendre qu’une.

Depuis des années, son hésitation me hante. Parfois, je l’oublie. À d’autres moments, quand je ne m’y attends pas, elle surgit. La cloison était faite de planches, j’ai frotté mes paumes contre. Du bois rude, rêche, sans apprêt, les échardes se sont enfoncées sous ma peau. Je n’ai pas cillé.

J’ai regardé ma mère.

Elle s’est figée. Je l’ai vue hésiter. Alors je l’ai fixée encore. Elle n’était plus notre mère, elle était seulement la mienne. Mon regard la tenait, il l’obligeait. Empêchait le sien de se détourner.

Un regard qui remplaçait tous les mots, toutes les suppliques, toutes les prières.

Je ne sais pas combien de temps cela a duré, mais à un moment, elle m’a arrachée du mur. Dans le frottement, mes paumes ont râpé la cloison, comme une gifle, l’impression d’aiguilles de verre. Elle m’a plaquée contre son deuxième flanc, j’ai pris son ventre en étau, entre mes cuisses.

Mes bras noués.

Mes mains, en sang.

J’avais forcé son choix. Je l’avais fait sans le vouloir, sans savoir. J’avais six ans.

Claudie Gallay : Une part de ciel, Acte sud, p122 à 124

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