Tout à l’heure, un de nos amis m’appelle pour me parler d’Alban. Voyons-nous le plus vite possible. Pourquoi pas au téléphone ? Face à face, ce sera mieux. Où est l’urgence ? Tu ne vois pas ? Vraiment ? Je sens bien que mon ignorance surprend Didier Ostend, le dérange. Ne fais pas l’innocente. Je proteste, sincère, pas vu mon demi depuis un certain temps, quelque chose a dû m’échapper. C’est bien ça, raison de plus pour se voir tout de suite. J’allais traverser les Buttes Chaumont, pour rentrer chez moi, de l’autre côté, rue Botzaris. Attends-moi dans le parc, je ne suis pas loin. Qu’est-ce qu’Ostend peut bien vouloir à mon demi ? Trou noir, pendant mon attente. Il ne traîne pas, à croire qu’il me suivait. Je le trouve agité ; pas de politesses inutiles. Comme ça, je n’ai rien vu venir ? Ou je fais semblant ? Peut-être, c’est souvent compliqué entre Alban et moi. L’impression qu’il m’a évitée, ces derniers mois, oui, toujours occupé, je n’ai pas creusé. Rien d’autre. Didier ne veut pas me brusquer. Si je suis capable de l’entendre ? Il en doute à présent. Nous grimpons, dans le parc, jusqu’au pseudo-temple de la Sibylle. Alban Joseph, ton demi comme tu l’appelles… Alban, c’est arrivé depuis un bon moment déjà… ton demi, ce n’est plus un secret, il s’est converti. L’intérêt pour la religion, chez lui, n’a jamais été visible, c’est vrai, mécréant parmi les mécréants. Mais, là, c’est violent, conversion, musulman, on pourrait presque dire du jour au lendemain, mais c’est sans doute plus subtil. J’ai pensé : non, ça ne tient pas. Notre ami, l’adversaire de toutes les religions, de tous les extrémismes, voit l’obscurantisme partout, tendance à l’exagération. Aussitôt : non, pas l’air d’exagérer. Si je réfléchis une minute, bien forcée de m’avouer que je m’attendais, non à ça, mais à un truc du même genre.
Il s’excuse de ne pas s’être présenté complètement tout à l’heure. Medina, fonctionnaire de la DCRI. (…) La DCRI, c’est la Direction centrale du renseignement intérieur, les services chargés de la surveillance et de la protection du pays, si vous préférez. (…) Vous êtes l’interface d’Abdelkrim Yousef, alias Alban Joseph. Sa fragilité : il revient vers vous, quand vous ne bougez pas. Si vous courez derrière lui, il s’éloigne. Nous vous demandons solennellement de ne plus bouger, pour l’attirer à vous. Dîtes-vous que nous vous écoutons, vous regardons et vous lisons. Un mouvement de votre part peut être fatal à beaucoup de gens, en particulier à votre demi-frère. J’espère que vous reconnaissez que ma démarche n’est pas hostile. Elle est justifiée par la situation que vous avez créée, mais aussi par ma lecture de vos notes. Je ne devrais pas vous le dire, analyser pour mes supérieurs un document tel que le vôtre a été une expérience inédite dans mon métier. Vous avez une manière de dire, enfin, je ne sais pas comment formuler ça… Ne tenez pas compte de ce que je viens d’ajouter, c’est off. Un dernier conseil : à partir de maintenant, ne notez plus rien. Je me mettrai simplement en contact avec vous, en cas de besoin.
Si Medina est capable de me lire à cet instant, il constate que je n’ai pas suivi ses conseils. Comment en serait-il capable ? Léna Mauser, qui devait être mon interface avec lui, n’est plus là pour me piquer ma clé USB ou transférer les données de mon ordinateur. Ces gens-là, les vampires Medina ou autres, ont-ils d’autres moyens de me sucer le sang ? Je verrai bien, j’écris, je ne peux pas m’en empêcher, question de survie, encore moins depuis qu’on m’a imposé de ne plus bouger, de ne plus noter. Pas la bonne méthode avec moi, désolée. Je vais être plus prudente, ne rien laisser traîner sur le disque dur, tout sur la clé USB qui ne me quittera jamais. Je la planquerai, s’il le faut, dans mon vagin ou dans un sachet dans mon estomac, comme les passeurs de drogue. Si tu arrives pourtant à me lire, Medina, on ne sait jamais, je suis obligée de douter de tout et de tout le monde, si tu me lis, je t’embrasse sur la bouche. Je vais te passer l’envie de refiler ce que tu appelles un document à tes supérieurs. Comme si j’écrivais un document… Ma rencontre avec ce Medina m’a au moins soulagée d’une question. Elle cheminait depuis quelques semaines, n’était-il pas temps de dénoncer mon demi aux autorités légales de mon pays ? Les autorités légales m’en dispensent, elles savent déjà tout et semblent tolérer mieux que moi le comportement illégal de mon frère. Elles trouvent qu’il n’en a pas fait encore assez. Un petit effort, s’il te plaît, Alban Abdelkrim, on ne s’intéressera vraiment à toi que si tu participes à un crime de masse, un nouvel événement renversant.
François Vallejo : Métamorphoses, Viviane Hamy, 2012, pages 7-8 et 199, 200, 201.