Octave a repris son cahier de la nuit. Près de lui sur la table. Il écrit.
Tout ce que j’ai accompli, je l’ai accompli ici et maintenant. Pas d’ailleurs. Pas d’au-delà. Et ce que je n’ai pas accompli, les risques que je n’ai pas su prendre m’ont simplement maintenu ici et maintenant. Je n’ai jamais cru que quelque chose d’autre, un dieu, une croyance, pouvait m’aider, tenir ma main, ma tête, toutes mes facultés, pour les porter plus haut. Dépasser le fait d’être un homme, juste un homme de chair, de sang et de pensée. Aujourd’hui je me donne droit au doute. Un profane aussi a le droit de douter. Le doute n’est pas réservé aux croyants. J’ai besoin d’autres êtres humains, comme moi, doutant, s’égarant, pour m’approcher de ce que c’est que la vie. Parce ce que je suis vieux. Les religions ne m’intéressent pas. Ceux qui sont sûrs d’un dieu ou de l’absence d’un dieu ne me sont d’aucune aide. J’ai besoin de confronter mon doute à d’autres, issus d’autres vies, d’autres cœurs. J’ai besoin de frotter mon âme à d’autres âmes aussi imparfaites et trébuchantes que la mienne. Je ne cherche à être sûr de rien mais je veux trouver la forme juste de mon doute. Simplement cela. Humblement. je ne suis pas un grand philosophe. Je ne cherche rien pour les autres. Juste une façon de rester vivant. Ma façon.
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J’ai initié le mouvement mais je ne le gouverne pas. Je le sais. Maintenant il faut que je mette toute ma vigilance dans l’aventure. Dans la tête d’Octave Lassalle résonnent les trois mots qu’il lançait à son équipe à la clinique, rituellement, avant d’opérer On y va. Le y au milieu du On va, c’était le lieu inconnu. Personne, même pas lui, n’aurait pu désigner plus précisément ce que cet adverbe d’une seule lettre pointait comme cap à tenir. Mais on y allait. Octave Lassalle imagine la lettre comme un arbre planté.
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A l’intérieur de lui, une terre arasée. Il a besoin de poésie, c’est tout. Il a besoin à nouveau du calme des haïkus. Tout ce blanc entre les mots, tout ce vide qu’on ne comblera jamais. Et puis un mot, un seul, et le monde qui bat, fragile, éphémère, tenu par un seul mot. ça c’est quelque chose. Il y croit encore, allez savoir pourquoi. On a beau être un profane, la foi, elle va se loger où elle peut. Pourquoi pas dans les mots ?
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Elle avait donc lu Rabelais sans y prendre garde et elle s’était retrouvée au milieu des glaces avec un équipage. Sur le pont, des « paroles gelées » hissées à bord elle ne sait plus trop comment. Et les paroles, réchauffées par les mains des matelots, se mettaient à reprendre vie. Elle a oublié tout le reste de l’histoire. C’est cela qu’elle garde en mémoire de ce texte. Les mots qui reprennent vie. Dans les mains qui les tiennent. C’est d’une telle beauté qu’aujourd’hui encore elle en est émue. Comme à vingt ans. Elle a toujours pensé que les mots détenaient une puissance qu’on ne voulait pas connaître vraiment. Les mots peuvent tout changer. Elle, elle s’est mise du côté muet de la parole, avec la peinture. Elle sait que c’est sa place. Mais elle n’ignore rien de la puissance des mots. Tout au fond d’elle.
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Il n’écrit pas qu’il l’embrasse et elle a peur soudain d’avoir gâché quelque chose. Et puis elle se reprend. Non, décidément, si elle veut garder l’amour vaste, il faut que ce soit dans cette liberté. Tant pis pour la peur, tant pis pour l’incertitude. Il faut traverser ces zones-là aussi, en aveugle. ça suffit d’avoir besoin d’être rassurée. Rassurée, elle sait où ça mène. Elle l’a vécu et vécu. L’amour n’est pas là pour rassurer. Une bonne fois il faudrait se faire entrer ça dans la tête. L’amour ne rassure de rien, n’empêche rien. Aimer ne donne aucune protection. Aucune. Il faut éprouver la confiance. C’est le plus difficile. Une vraie épreuve.
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