Enfantillages
Si l’on veut bien me croire qu’à plus de quatre-vingt-dix ans elle collectionnait les figurines et les petits jouets que l’on trouve dans les œufs surprises en chocolat, qu’elle en possédait des centaines, qu’elle exposait sur des étagères spécialement dédiées à cet effet ; si l’on veut bien me croire qu’elle s’en faisait acheter par douzaines, brûlant d’impatience d’en retirer le papier d’argent, dans l’espoir, à chaque fois renouvelé, que de nouvelles surprises viendraient encore enrichir sa collection ; si l’on veut bien se la représenter, assise derrière cette montagne de coquilles de chocolat brisées, occupée à assembler ses joujoux de ses doigts tremblotants ; si l’on veut bien se donner la peine d’imaginer cela, alors on ne s’étonnera pas, non plus, que lorsqu’un terme fut mis à ses enfantillages, ses héritiers, la soixantaine bien sonnée, fervents collectionneurs d’œufs surprises, eux aussi, s’entre-déchirèrent afin de savoir à qui reviendraient les pièces rares de sa collection, et cette figurine du Grand Schtroumph, notamment, qu’ils avaient tant convoitée de son vivant.
Au feu, s’il vous plaît (extraits)
On a beau avoir deux yeux, ils regardent souvent dans la même direction, si bien qu’au lieu de se compléter, ils travaillent en doublon, ce qui est regrettable. Toute considération esthétique mise à part, s’ils pouvaient, chacun d’eux, faire preuve d’un peu plus d’autonomie, si l’un s’occupait de regarder à droite pendant que l’autre regarde à gauche, on aurait sûrement une vision du monde moins parcellaire. On toucherait d’un peu plus près à la vérité des choses. J’y pense, parce que souvent j’emprunte cette route. Et juste à l’entrée de la ville, à chaque fois, mon regard se pose sur les ruines de cette bâtisse, dont ne reste plus que les murs noircis, et du toit, quelques poutres calcinées. (…) Combien de fois suis-je passé par ici, depuis, dans un sens et dans l’autre ? Mes yeux toujours attirés du même côté de la chaussée, par le prix du menu encore affiché, ce petit arbre qui a poussé tout contre le mur couvert de suie, ou cette poutre en charbon de bois qui menace de rompre. Cette poutre, un jour, enfin rompue. Et je me demande comment tout est arrivé. Est-ce d’une casserole oubliée que de petites flammèches ont sauté ? Est-ce un mégot mal écrasé ? Une allumette rebelle ? Etait-ce de l’huile trop chaude ? Un feu de cheminée ? Ou bien la foudre, un soir d’orage ? A moins qu’au fond d’un vieil interrupteur deux fils se soient côtoyés d’un peu trop près. (…) Un jour, tout de même, on décidera de tourner la page. (…) Le jour suivant, on fera place nette. Un camion-benne emportera les gravats. Et quand je repasserai par ici, à cet endroit, il n’y aura plus qu’un terrain vague, ou peut-être même un parking, déjà. Alors, je n’aurai plus rien à voir de ce côté-ci de la route. Je regarderai droit devant moi. ou de l’autre côté, qui sait ? C’est ce que j’ai fait, d’ailleurs, l’autre jour, par hasard, et pour la première fois, en suivant des yeux ce piéton qui traversait, et que j’ai accompagné du regard jusque sur le trottoir d’en face. C’est là, qu’un peu en retrait par rapport aux maisons qui bordaient la chaussée - que l’on me croie sur parole - , j’ai vu qu’il y avait la caserne des pompiers. (…)
Joël Egloff : Libellules, Buchet Chastel, 2012, pages 139-140, 161 à 165.