Joël Vernet : Le regard du coeur ouvert - Carnets 1978-2002

Dimanche 24 février 2013

A nos yeux, le Journal authentique n’existe pas ou à de très rares exceptions, la plupart posthumes. Il n’est le plus souvent qu’accompagnement d’une œuvre ou bribes sauvées à travers les jours lorsque l’écriture s’avère impossible. Il ne peut témoigner d’une extraordinaire authenticité ou d’un pitoyable mensonge. Il est, comme toutes les pages, soumis à réécriture immédiate ou différée. Le Journal ment et révèle, tente un tant soit peu de suspendre le temps dans l’acrobatie des dates, des heures et des jours. Le journal est toujours le Livre par défaut, celui qui marque l’impuissance de l’écrivain à trouver l’élan de l’épopée, du récit ou du poème. Ou alors soumis à d’autres arrières-pensées, même si l’auteur s’en défend. (note de l’éditeur)

19 juin 1979 Sans cesse, émonder. Détruire pour accroître. Perdre, échouer pour cette toute petite lumière, n’est-ce pas insensé ?

22 septembre 1979 Ne plus brandir ta petite histoire personnelle. Voue les anecdotes aux orties, aux ordures, cherche le visage de l’essentiel et vis en paix car l’invisible est sans visage.

12 avril 1980 Ce que j’aime trouver dans un texte, un livre, ce n’est pas la perfection d’ensemble, l’ouvrage sans ratures, l’ouvrage parfait, le chef d’œuvre, mais le halètement, l’imperfection, la déchirure, le manque, la lézarde. Bref, la vie dont les mots sont les témoins.

26 mai 1980 Il y a les poètes de la fulgurance et ceux du labeur. Ne pas les opposer car seul importe le sillon qu’ils tracent.

14 janvier 1991 L’eau dans la tuyauterie sur laquelle reposent mes deux mains, l’eau qui murmure. Et les premiers bruits dans le bâtiment désert. De simples pas sur les dalles.

23 mai 1991 Une clameur. Une clameur sourde, une clameur de crépuscule, blanche, au bord du silence, soulevée par le vent, emportée par les pas des promeneurs. Nous sommes dans un jardin. C’est la première fois que nous venons dans ce jardin éloigné du centre de la ville. Les arbres sont nombreux et le ciel tremble entre leurs branches. Les aires de jeux sont désertes ; il y a des traces d’enfants, de bêtes dans le sable et le soleil gomme peu à peu les dernières ombres au pied des troncs. Nous sommes là, assis sur un banc, sans raison véritable. Nous pourrions dire ceci : nous attendons. Mais ce ne serait pas exact. Nous n’attendons personne, non plus l’écoulement des heures, la vie qui passe, le jour qui s’étiole. Nous sommes là, c’est tout. Et nous ne sommes pour rien dans cette décision. Pour rien. (…)

10 décembre 1991 L’aphorisme, le fragment pourtant si brefs, ouvrent les portes du monde, élargissent le champ, te réconcilient avec l’épopée de chaque jour.

12 janvier 1994 Je prépare mes outils comme pour une expédition, je taille de petits crayons papier, huit en tout. Qui seront mes armes tout au long de ce périple. En particulier, celui que m’a donné mon fils : minuscule. Il me servira à mettre le point final. J’entre donc délibérément dans l’œuvre traduite de Fernando Pessoa. Aventure déjà ancienne, entamée en 1979-1980 ? Je n’en ressortirai que dans plusieurs mois. (…)

12 mai 1995 Quand je n’écris pas, je marche. Autant vous [1] dire que je marche souvent.

3 février 2000 Le fait divers est à la littérature ce que l’anecdote est à la conversation. Dérisoire et immense.

1 avril 2002 Ce matin, le bruit de la pelle dans l’escalier a réveillé celui du souvenir : l’écurie lorsque nous la récurions, grand-père et moi.

Joël Vernet : Le regard du cœur ouvert - des carnets 1978-2002, La part commune 2009, pages 52, 60, 77, 81, 134, 142, 152, 173, 209, 251, 261.

[1On remarque ici la présence d’une adresse à un lecteur, étonnante présence pour des notes accumulées dans un carnet. (note des Tisseurs)

Vos témoignages

  • michelle foliot 2 avril 2013 14:45

    Je me suis amusée à retenir un mot par § une lecture dans l’esprit du moment présent. Ce qui donne dans l’ordre, « lumière », « essentiel », « imperfections », « sillon », « murmure », « clameur », « fragments », outils« , »écrire« , »anecdotes« , »souvenirs". Et en traduction : être soi, tel que l’on est, porter son regard sur la vie sans à priori, suivre sa voie, regarder, écouter, tenir compte de ce qui est offert, extraire l’essentiel, mettre en œuvre.

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