Marie-Hélène Lafon : Le soir du chien

Jeudi 15 mars 2012 — Dernier ajout mardi 13 mars 2012

Prix Renaudot des Lycéens en 2001

Elle ne faisait jamais de commentaires. C’était comme ça. Elle n’avait pas été une bonne élève. Elle avait détesté l’école, et les explications, et la pesanteur des autres, et le monde donné à comprendre. Elle se moquait de comprendre. Elle ne voulait pas. Elle était très seule. Quand elle lisait, je restais là, souvent, sans rien faire. Je la regardais ; elle, et le feu, en hiver. Elle à contre-feu. Il suffisait de se placer au bon endroit. En arrivant dans la maison, j’avais peint les murs en blanc. Elle aimait les tissus, et elle avait habillé, c’était son mot, elle avait habillé les fen^tres, la table, de couleur riches, charnues. Le lit était blanc ; les murs, nus ; le parquet aussi, très lisse, de peau blonde. J’avais beaucoup travaillé. C’était un endroit pour elle. J’ai quitté la maison. Je n’aurais pas pu sans elle. Je n’y suis retourné qu’une fois. Il ne reste rien. Les choses, les objets sont partis. Nous en avions peu, elle et moi. Elle n’accumulait rien. La maison était vide, mais la lumière était là, et le silence aussi, et la grande vue sur les pays tondus, à bout de ciel. On ne peut rien contre ça. J’ai pleuré. Je n’y retournerai pas. pages 14/15

Il est revenu trois jours plus tard. Il avait résisté trois jours. Pendant ces trois jours, il avait tout décidé. Il s’était découvert prêt à trancher dans sa vie, et dans celle des autres. Il était très fort. Il était venu lui dire ça. Il s’était à peine donné le temps d’avoir peur. C’était le matin. Il avait choisi le matin. J’étais sur un chantier. Je l’ai croisé en rentrant. Il m’a fait un signe de la main ; un signe lent, grave ; sa main s’est détachée du volant. Il m’a semblé que ça dirait très longtemps ; que c’était très difficile pour lui aussi ; j’ai répondu ; j’ai fait à peu près le même geste pages 84/85

Nous ne faisions plus l’amour depuis qu’elle l’avait fait avec lui. Nous ne dormions plus ensemble. Ses bras étaient nus, son cou blanc. Elle était lointaine, déjà partie. Je crois maintenant que quitter ce pays lui était un arrachement. Elle dormait très peu. La nuit, je l’entendais se lever. Elle allait à la fenêtre. Elle écoutait le bruit que font en existant le vent, les eaux, les feuilles, les écorces, les cailloux, les fleurs. Elle humait le monde. Elle avait toujours aimé la nuit. Parfois elle sortait. Je restais les yeux ouverts, allongé dans le noir. Le corps noué, tendu, je la guettais. Elle était une bête furtive qui habitait ma maison. page 103

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