Pierre Bayard : Et si les oeuvres changeaient d’auteur ?

Vendredi 9 septembre 2022

Mais dire qu’Homère est une fiction peut aussi s’entendre en un autre sens, qui n’est pas contradictoire avec le premier, à savoir que tout nom d’auteur est un roman. Loin d’être un simple mot, il attire autour de lui toute une série d’images ou de représentations, tant personnelles que collectives, qui viennent interférer avec le texte et en conditionnent la lecture.

Sans doute est-il rare que cette fiction du nom produise un roman aussi complet que celui forgé par Samuel Butler, les éléments de réalité dont nous disposons à propos d’un certain nombre d’auteurs tendant à limiter la part de création et les écrivains ne rencontrant pas toujours, pour les réinventer, un biographe aussi inspiré. Mais cette part fictive n’est jamais absente et le roman de Butler - que lui-même ne considérait d’ailleurs pas comme tel – ne fait que porter à la lumière le travail d’imagination que tout nom d’auteur suscite naturellement chez le lecteur.

Par les sonorités de son nom, par les titres de ses livres, par les anecdotes attachées à sa vie, par ce que nous savons ou pouvons deviner de lui, l’auteur est une machine à mettre en marche l’imagination et à sécréter, sinon un véritable roman, du moins des éléments de fiction, plus ou moins développés et coordonnés selon les lecteurs et la place qu’ils accordent à leur capacité de fantasmer.

Autrement dit, la part d’invention que comporte toute activité de lecture ne s’arrête pas à l’œuvre, elle s’étend jusqu’à l’auteur, qui est lui-même pris dans ce mouvement de création. On pourrait de ce fait aller jusqu’à dire que, d’une certaine manière, l’auteur fait lui aussi partie de l’œuvre et en constitue même un personnage, pour être comme elle soumis au travail de réécriture du lecteur.

En tentant contre toutes les forces de l’oubli, et par amour pour une femme imaginaire, de rejoindre un auteur réel complètement inaccessible, Samuel Butler construit en réalité un nouveau personnage, celui d’un écrivain fictionnel de sexe féminin. Mais, par cette création, il ne fait qu’accentuer et rendre plus manifeste ce que fait discrètement chaque lecteur dès qu’il se laisse aller, emporté par l’œuvre, à rêver ou à délirer à propos de son auteur.


Décider de décaler d’un siècle Lewis Carroll peut donc être une mise en perspective utile à la juste appréciation de son œuvre. Mais elle est aussi une démarche fondamentalement personnelle, par laquelle le lecteur, faisant usage de sa liberté d’invention, s’engage de manière créatrice dans la recherche de ces éléments de la littérature et de l’art qui ne sont assignables, comme l’a montré Valéry, à aucun auteur en particulier, mais circulent librement entre les époques.

Sur le modèle de l’intertextualité - qui concerne la manière dont les textes influent les uns sur les autres, au point de faire disparaître la notion de texte -, une forme d’intercréativité est ici en cause, où c’est la figure même de l’auteur, membre d’une communauté intemporelle, qui se dissipe, puisqu’il se retrouve en compagnie d’autres auteurs qui l’ont précédé ou qu’il anticipe, et qui auraient pu tout aussi bien créer le même texte.

Cette intercréativité a nécessairement une dimension subjective, au sens où il faut un lecteur particulier avec sa culture et sa sensibilité propres pour percevoir les autres auteurs virtuels qu’un texte aurait pu connaître dans une autre version du monde et dont il porte à son insu les inscriptions discrètes. Auteurs qui n’ont pas eu la chance de le produire, et n’interviennent que par le jeu des influences passées ou à venir au croisement desquelles se situe toute écriture.

Comme pour toutes les métaphores actives sur lesquelles repose la réattribution des œuvres, c’est donc la subjectivité du lecteur qui doit se voir reconnaître ici la première place, puisque c’est elle qui détermine finalement, sans qu’il y ait à s’en formaliser au nom d’une impossible objectivité, les éléments fondateurs d’une ré-écriture radicale de l’histoire littéraire.

Pierre Bayard : Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Editions de Minuit, 2010, pages 27-28, 78-79.

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