C’est sans doute ce jour-là, dans le train du retour, que s’est rompu le lien ténu que j’avais gardé, dans mes pérégrinations, avec les jours que j’ai en Quercy de toute éternité et qui se seront écoulés, patients, fidèles, en mon absence. Avec des résultats différents, j’aurai continué, pour les rejoindre. Les vingt ans que j’avais alors, je les aurais laissés en gage à la dépression gréseuse, obscurs, inexpliqués. Seulement, tout venait de changer. Un chemin s’ouvrait. Un détour de cinq cent kilomètres me permettait d’y revenir idéalement, de leur reprendre ce qu’ils m’avaient ravis d’emblée, l’évidence simple et naturelle, l’élémentaire contentement, la paix. J’avais un long chapitre, le premier, le seul, encore, à déchiffrer, mille péripéties infimes, d’infinis déplaisirs, d’étranges personnages à reconnaître, des penchants, l’absentéisme congénital, le goût des rêves à m’expliquer. C’est ce que la lumière spéciale, faiblement scintillante, de Paris me semblait seule propre à éclairer.
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L’écho du commencement me parvenait encore par la voix des personnels d’entretien et de service - les Sioux, comme on les appelait - dont beaucoup étaient des compatriotes. ça se voyait aux noms que nous portions, à la physionomie typique qui va de pair. Nous échangions quelques mots, au détour d’un couloir, au réfectoire, lorsqu’ils passaient la serpillère ou apportaient les plats. Tous, sans exception, souffraient du dépaysement. Ils se débrouillaient pour rentrer le plus souvent possible, sans regarder aux longueurs de la route sinueuse, à deux voies, encore, à la fatigue, au danger. Ils roulaient de nuit par tous les temps pour arriver à destination peu avant l’aube du samedi, étaient deux jours à se retremper dans la cuvette et reprenaient la nationale le dimanche soir pour une nouvelle semaine de travaux fastidieux, de violente nostalgie. Ils pensaient rentrer un jour, à l’ancienneté, pour ne plus repartir, et nous constations que nous étions faits de certaine particulière sorte à laquelle l’Île-de-France ne conviendrait jamais.
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Je n’avais jamais connu que deux israélites, jusqu’alors…Ce fut tout jusqu’à l’époque de mes vingt ans où je m’avisai qu’une importante fraction de ceux avec lesquels j’allais passer les années à venir étaient d’origine juive, grevés d’un passé au regard de quoi celui, quasi minéral, dont je cherchais à briser la gangue, était à tout prendre anecdotique, bénin, léger.
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J’ai eu, durant ces années, deux vies sans autre communication que le sas étroit, interminable et ferraillant qui ouvrait, d’un côté, sur les choses dont j’étais allé chercher l’explication dans un décor de frontons, d’orangers en caisse et de pigeons et, de l’autre, le décor, donc. J’ai essayé de les rapprocher et c’est pour cette unique raison que j’ai fait la navette, trois fois l’an, entre deux endroits où je me sentais, quoique sous deux espèces antagonistes, pareillement exilé.
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Un soleil rougi, bien rond, reposait en équilibre sur la ligne tourmentée des hauteurs limousines, derrière le pare-brise, pas très loin. J’ai posé mon ticket au centre du volant, une paperole longue d’une douzaine de centimètres et moitié moins large. Elle m’a paru on ne peut mieux assortie à ce qu’il y avait autour, à mon entreprise. Au moment de commencer, j’ai relevé la tête comme il arrive, lorsqu’on marche dans la rue, que quelqu’un nous observe, d’une fenêtre, dont je ne sais quel instinct nous avertit. Je n’aurais pas été outre mesure surpris de découvrir derrière la vitre l’assemblée au grand complet des interdits, quelque avertissement tracé comme à la suie sur l’air assombri, d’entendre une voix de désastre m’intimer l’ordre de lâcher ça. Mais la petite route était déserte, les hautes fougères, les branches de frênes immobiles. Nul avis peint à la hâte et soudain brandi ne m’enjoignait d’arrêter, de ne pas commencer. J’ai appliqué le bout de papier sur le volant et, d’une main qui tremblait un peu - je m’en suis fait la remarque - j’ai tracé le premier mot.
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Interview autour de Carnet de notes (2001 - 2010)
Pierre Bergounioux : Métamorphoses