Robert et Joséphine

Lundi 31 mars 2014 — Dernier ajout jeudi 24 avril 2014

Proposition


« Le théâtre, c’est trouver une forme de gravité en gardant une forme de légèreté » Patrice Chéreau cité par Vincent Josse dans l’émission L’atelier, 18 janvier 2014, France Inter.

Lecture de Christiane Veschambre, Robert & Joséphine, Cheyne, 2008. Donner à entendre le fil tendu entre gravité et légèreté, comment cette écriture de la suggestion, cette écriture d’épure et de découpe participe à tenir le fil par les deux bouts.

Écrire tendre. Tendre comme la tendresse qui nous rapproche de la personne dont on va écrire un épisode de vie. Tendre comme cette intention de tenir fermement les deux fils, celui de la légèreté et celui de la gravité. Que le tendre tienne le texte.


Les textes

Robert et Joséphine

Robert allait prendre le train. Il était joyeux, il ne l’avait jamais pris ! Il était un peu chargé quand même, son attirail lui tirait sur les épaules. Mais ils étaient tous pareils, alors !

Ils avaient commencé à préparer ensemble ce sac qu’il devait emmener. « J’emmène quoi ? Des chaussettes, des caleçons, quelques pulls chauds, sait-on ce que nous trouverons là-bas ? »

« Ah je vois que tu n’as pas oublié mes gâteaux préférés…Waouh une, deux, trois boîtes, tu es merveilleuse. Quand j’en prendrai un le soir, je fermerai les yeux et je t’imaginerai en train de faire la soupe pour toi et les enfants. » « Et puis, là, dans la pochette, une photo de nos fiançailles ; je dormirai avec. C’est notre dernière nuit avant longtemps. On oublie tout. Il n’y a que le plaisir d’être encore ensemble quelques heures. »

Le petit matin arrive trop tôt ! Il faut se lever, se préparer partir.

Joséphine a mis sa robe du dimanche pour l’accompagner. Elle a même mis du rouge à lèvres. Elle a voulu se faire belle pour que Robert garde une bonne image d’elle. Ses yeux semblent humides.

Le train est déjà en gare Les copains sont déjà là. On se serre. On tremble. Je monte.

Seulement voilà, en regardant à travers la vitre, il aperçoit le visage de Joséphine. Sa Joséphine qu’il quittait pour la première fois. Oh c’était déjà arrivé bien sûr, quand il partait au travail, mais là, il partait, oui, mais pour combien de temps ?

Robert a soudain froid, très froid. Beaucoup d’agitation, quelques sourires forcés, beaucoup de pleurs, de baisers envoyés, de gestes furtifs lorsque l’un d’entre eux redescend pour serrer sur son cœur un être cher.

Un coup de sifflet, le train s’ébranle, la fumée envahit le quai, estompe toutes ces silouhettes, la guerre commence.

Lucette


Joséphine dans le « bocal »

Corps nu de petit rat aux oreilles transparentes. Avec cette lampe bleue au dessus de son corps, elle ressemble à un petit stroumph. Elle gesticule, se débranche, des mains gantées la rebranchent. Ambiance chaude, ouatée, stérile. Seul le chuintement des chaussons sur le sol semblent murmurer une berceuse lancinante….chuint chuint chuint….

Un dimanche à l’aéroport

Les gros oiseaux d’acier décollant dans un tonnerre assourdissant ne troublent absolument pas Joséphine, venue en famille sur les terrasses de l’aéroport, par un beau dimanche de juillet. Londres, New York, Rio de Janeiro, Athènes sont loin de ses préoccupations. Elle a le regard fixé sur la rembarde, où une seul chose l’intéresse. Un chewing-gum collé là par un inconnu, sèchant au soleil.

Du bout de l’index elle examine ce morceau de gomme, texture, forme, goût en portant son index dans sa bouche. Un rapide regard vers ses parents, et hop, d’une main agile elle attrape le chewing-gum et l’enfourne prestement avec gourmandise. Qui l’a machouillé avant ?? aucune importance ! Miam miam que c’est bon !

Anecdote du mariage de Joséphine et Robert

Tout le monde se prépare pour la cérémonie, et le père de Joséphine finit de tondre la pelouse. Le cousin de Robert, un grand garçon au short ultra court et moulant, d’une démarche ondulante s’empare de la tondeuse, « Laissez mon brave j’adore me frotter à dame nature » Il vient de réussir sa transformation d’érudit philosophique à Nicolas le jardinier. Il tond, retond la pelouse, ondulant comme un danseur d’opéra avec au bout de ses bras un petit rat de 50cm3. Vroum Vroum !

De loin le tableau ressemble au pêcheur en mer, debout sur sa barque, ondulant au gré des vagues, surfant au milieu des massifs de fleurs. La barque fera-t-elle naufrage ? Le mariage tombera-t-il à l’eau ? Pour l’heure, seul le cousin est ravi. Sa nuit fut majestueuse dans un bar éponyme où seuls les initiés se rencontrent.

Joséphine sans Robert

Le naufrage a eu lieu, coup de tabac, mer démontée, les déferlantes ont tout ravagé. Joséphine rame, monte sur la vague, tombe dans les tourbillons et finit par s’échouer seule, sur une plage, de galets… galère lalalilalère. Petit robinson sans vendredi mais où les jours sont sans fin.

Le cerveau lent de Joséphine

Joséphine est allongée, branchée, encore une lampe bleue, un gyrophare maintenant, une sirène lancinante ouvre le passage. Débranchée, transférée , opérée, surveillée, coma : où est-elle ? Bip Bip poum poum poum bip bip tchac tchac. Un rythme vital s’est établi dans cet orchestre médical de bruits et de chiffres affolents… 41 – 15/30 - 180, service à suivre ? Jeu set et match ? Non ! Fièvre, tension, pouls, rythme cardiaque, Joséphine s’accroche, elle ne veut pas quitter la partie, enfin pas de cette façon-là ! Elle gesticule, gigotte, tente de fuir, mais les sangles la retiennent.

Un mois plus tard

Joséphine est perdue temporellement. Dans son délire, elle a rencontré le président de la république dans un hangar, un présentateur de télévision est venue la saluer. Chambre 6 ou 9 ?

hier, demain, aujourd’hui peut-être. Mémoire oubliée, Joséphine erre de couloirs en couloirs, de porte en porte… ouvre, referme, commente, se marre… elle en a marre, elle se barre en fredonnant du Gainsbar

Alain


Marie et Gabriel

Il dit : « je suis l’ange Gabriel »

« tiens, un ange sans aile qui me tombe du ciel » se dit-elle

Il ajoute : « tu veux boire un café ? »

elle ne pense plus… « pourquoi pas ? »

Marie emboite son pas, à Gabriel Il est grand Gabriel, immensément grand Marie a de la peine à le suivre

Ils arrivent à l’ombre d’un arbre frêle Il dit en souriant : « assieds-toi, c’est le canapé » elle rétorque, enjouée : « j’aime bien les bouts de bois »

Côte à côte sur le tronc d’arbre bancal ils commencent à parler… Gabriel jette l’allumette sur le charbon de bois …à parler comme s’ils se connaissaient de toute éternité

« avec un ange…normal »

Le café a chauffé il a un goût particulier

« tu habites où ? » « je n’habite pas… je dors là » « Ah !… … et… quand il pleut ? » « c’est galère… » « et pour te laver ? » « il y a de l’eau près de la petite mosquée »

Rolande


Joséphine ? Qui a voulu. Qui a paru ne plus vouloir.

Joséphine ? Elle est là. Dans la scène de sa vie. Une route droite. Ou bien des chemins de traverses mais si resserrés, si entrecroisés, si noués, qu’à distance ils ne sont qu’un.

Joséphine ? Pas d’hésitation. Choix unique. Elle avance. Leur monde tourne autour du sien.

Joséphine l’unique, qui se fait multiple sur ces scènes là. Tu y es arrivé Petite ! Tu salues. Un silence Une explosion. Le rideau retombe. Un silence. Oui. Là. Tes yeux brillent. C’est là. Silence. Rideau.

Joséphine ? Que voulait-elle ? C’était cela ? Ce n’était que cela ? Et pourtant quoi d’autre ? Non. Rien. Avancer. Sur quel chemin ? Le sien ? Le leur ? Partir. Marcher. Jouer. Vouloir. Vouloir encore. Mais vouloir quoi ? Elle a mal de leur monde qui cahote autour du sien. Elle voudrait ne plus vouloir… saisir l’instant puis le laisser filer… légère comme un souffle une brume une écume. Elle a mal de son monde qui se noie dans le leur.

Joséphine ? Ces chemins croisés Ces visages happés Ce temps passé. Où es-tu ?

Les pieds ancrés sur les planches tu les salues. Robert et son sourire tendre brillent au fond de tes yeux.

Dominique


Juliette et Fernand

Les foins Le soleil est à peine levé, le ciel est clair. Fernand est à l’étable. Juliette se hâte, s’active et le rejoint. Une grosse journée est commencée.

Faut réveiller les enfants Amener les vaches au pré. Petite pause pour Fernand. Vite aller faucher.

Le soleil et les mouvements répétés Fernand a chaud. La bouteille de menthe Bien au frais dans l’eau de la rase.

C’est ainsi les fenaisons Tout à bras. Avec les bœufs Et tous les bras disponibles.

La batteuse Amis, parents, voisins. La meule immense. Le repas gargantuesque du midi ou du soir. Le grain stocké au grenier.

La joie des enfants libres de nager Pas dans la piscine Mais dans le grain doré C’est permis, ça aère les grains.

Les jours Juliette et Fernand. Fernand et Juliette . Ensemble suivant l’évolution, la mécanisation. Mais toujours Juliette avec Fernand.

Un repas mal assuré Un vol de boite de sardines A travers la fenêtre Simple vitrage.

Les enfants, la grand-mère, les loisirs. Les promesses pas tenues. Faut prendre le meilleur au vol. Le temps qui s’envole.

La fatigue, la vieillesse, la solitude. Juliette sans Fernand. Les sentiments, les regrets. Comment faire pour retenir le temps ? .

Marie Antoinette


Tu es la lumière, la douceur, le rire qui perle. Tu es les bras en collier autour du cou de ton papa, de ta maman, de ta mamé.

Tu refuses de parler, sauf à ton papa, ta maman, ta mamé. Nous communiquons en vase clos.

Tu dessines ton papa, ta maman, ta mamé entourés de cœurs et de « je t’aime »

Tu es les yeux qui brillent, les éclats de rire, les caresses au chien, au chat, aux lapins…

Tu es l’amour inépuisable, tu donnes, tu donnes, tu donnes !

Tu voulais tant grandir, ne plus être une petite fille. Mais pas comme ça, non, pas comme ça !

L’école est ton refuge : les bonnes copines, les garçons que tu regardes en coin, surtout Robert, les professeurs qui te sourient mais qui regrettent ta réticence à t’exprimer oralement.

Retour à la maison. Ambiance lourde. Papa qui déraille. La bouteille de pastis qui se vide. Maman toujours maussade. Et un jour, maman partie.

Tes colères sont permanentes. Tu règles tes comptes. Tu cries pour ne pas pleurer.

Tu grandis. Tu surmontes tout, même ton refus à t’exprimer. « Tu sais, je me suis » détimidisée «  » , m’annonces-tu un jour.

Tu es devenue une merveilleuse Joséphine ! Tu parais l’aînée de tes parents que tu sermonnes à l’occasion.

Tu recommences à peindre si joliment des tableaux clairs et souriants.

Tu as rencontré l’amour. Tu es la lumière, la douceur, le rire qui perle.

Mady


Jean et Juliette

Tous les matins le réveil à cinq heures. Tout l’hiver les gros rhumes, le beret sur la tête ne le quitte pas, noir. Responsable du gaz qui se fabrique encore : gazogènes à surveiller de jour, de nuit, le sérieux de Jean. Le café chaud et l’omelette sans retard, comme il faut, pile à l’heure debout, c’est l’habitude de Juliette.

Le vent du nord sur le pont, les yeux mi clos, l’écharpe, la nuit . La montagne noire de coke se devine, le gaz se fera dans les fours chauffera les mains des tricoteuses dans les soirées avec la radio. Jean a trente cinq minutes pour manger. Juliette l’attend, elle est prête. C’est chaud, c’est bon. Il raconte la matinée, les autres. Elle l’écoute, imagine et rit, elle qui n’a pas parlé, n’est pas sortie.

Il y a une centaine de marches métalliques pour arriver au sommet. Depuis là-haut on domine toute l’usine, c’est son chez lui… A cette altitude, il rêve de neiges éternelles loin de tout ce noir. « Ici c’est Chamonix ! » Il est bien, ça lui suffit. C’est bien loin en moto ce Chamonix dont on parle et puis qui garderait les garçons ?

Un week end sur deux, Jean est de service. Juliette va au cinéma avec sa sœur. Elle aime les péplums, Kirt Douglas et Burt Lancaster. Jean préfère les westerns, les grands espaces, comme à la pêche pendant les dimanches libres. Tout seul, il sifflote.

Quelquefois ils sont ensemble. Ils vont avec les enfants dans les lices jouer à Ivanhoé. Jean a fabriqué deux arcs en noisetier. Juliette, avec son chapeau de paille de Pâques a soigné la salade de riz. Elle observe que Jean s’essouffle. Elle aimerait travailler mais il ne veut pas. Les femmes des copains sont à la maison elles aussi. Elle n’a pas à se plaindre, elle ne manque de rien. Juste respirer plus grand. Elle pense aux économies possibles. Une Dauphine pour partir les quatre… Jean a vu la mer, à Toulon, pendant son service. La côte d’azur à deux… un voyage de noce à quarante ans, tiens ! Elle se retient de rire, il croira qu’elle est folle ou qu’elle va trop au cinéma. Elle s’interdit ce vagabondage, regarde les remparts.

Marie Paule


Joséphine est jolie. Joséphine est coquette aime bien les robes printanières. Des hommes suivent Joséphine dans la rue quand elle accompagne son petit frère à l’école. Ils s’enfuient quand l’enfant crie : « Maman dépêche toi ! »

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Joséphine ce soir est fatiguée. Visite chez les parents, retour en voiture, l’enfant derrière imitant le bruit de la traction et les mouvements de Joséphine. Demain se lever tôt – le travail - heureusement son père lui a donner un réveil, un gros réveil impressionnant, sûrement une sonnerie stridente. L’essayer c’est plus sûr - rien à faire - molette coincée sonnerie bloquée. Enervement - colère – cadeau empoisonné – matériel non vérifié – trop de… trop de tout – exclamations proférées – père destitué - Puis… courir dehors pour se calmer, quelques pas sur la route de campagne. Joséphine n’a pas vu l’enfant inquiet se glisser derrière elle. Quand elle revient l’enfant – qui ne dort pas – caché sous les couvertures.

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Il va mourir c’est sûr. C’est la troisième attaque. Les médecins disent deux ou trois jours. Joséphine va à la banque, vide le compte commun, change l’argent de place. C’est toujours elle qui a fait les paperasses, géré l’argent du couple. C’est pas aujourd’hui qu’elle va laisser les impôts lui piquer ses sous ! Joséphine rentre chez elle. Pour son repas coupe la dernière tomate qu’il a ramassée. Une larme chemine de ride en ride.

Bernadette


Joséphine

Elle a grossi et ça l’agace. Joséphine aime la fête, la convivialité, le verre de l’apéritif Les cacahouètes Elle est toujours attendue Elle donne sans calcul Les bons mots fusent Attentive à tous La dérision ça la connaît.

Puis le calme le jardin les blettes à cueillir Le compost au fond du potager Rollex, le petit chat calin.

En semaine, Elle sillonne la Région Monte des dossiers financiers compliqués Parle, discute, négocie, persuade, Professionnelle Se bat avec les chiffres, les clients Les réticents, les méfiants, les emmerdeurs, Les pas contents, les machos S’épuise en longues palabres Rentre tard Fatiguée, lasse, Mais donne à chacun Jusqu’au bout.

Joséphine, c’est un chocolat chaud Une madeleine pleine de tendresse Un pamplemousse plein de vitamines

S’occuper d’elle ça attendra Elle ne sait pas. Les bonnes résolutions ? C’est pour aujourd’hui. Mais demain … Ça passe.

Restau avec les clients Soirées avec des potes Les bulles de champagne Le toast de tapenade La terrine du Gérard La charlotte de Gigi Difficile de dire non C’est trop bon !

Chez elle, Un soir par semaine En pyjama coton Recroquevillée sur son futon Joséphine zappe A n’en plus finir Regarde sans voir Le défilé des émissions.

Coupable D’avoir trop manger Trop gras trop salé trop sucré trop alcoolisé ! Dans la penderie Ça va du 40……au 48.

Courgette épinard tomate radis Salade jolie jolie, elle aime aussi.

Demain, c’est vraiment décidé Elle s’y met !

Gisèle


11h 30. Nous remontons de la mairie la main de Joséphine dans celle de Robert Le soleil inonde les rues encore calmes de la petite ville d’eau Une ombre cependant arrive à notre rencontre, un homme tout de noir vêtu soulève son chapeau.

  • Bonjour Monsieur le Maire
  • Monsieur le curé, bonjour, et tandis qu’il s’éloigne Robert lance « mes hommages à Madame ». Joséphine arrête deux minutes son grand père. Pourquoi mes hommages à Madame ? Un curé n’a pas de femme. Le regard de l’homme sur la petite fille se fait malicieux et il ne répond pas. C’est ainsi que Joséphine comprit très tôt que son grand père était anticlérical.
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Robert était maire et docteur. Et chaque année, il vaccinait à l’école communale les enfants de la ville. Joséphine attendait fébrilement son tour – elle était la dernière et bénéficiait de la tape affectueuse et ferme du praticien mais tout son être était plein de joie, d’excitation, elle était la petite fille de cet homme que eux, ces gens de l’école, respectaient.

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En fait, très tôt nous eûmes une vraie complicité. Même s’il était très pris par ses obligations, il prenait le temps de m’apprendre les fables de Lafontaine, en me les récitant pendant sa toilette du matin. Par mes copines de l’école, il prenait des nouvelles des familles. En été, beaucoup de familles venaient faire faire une cure à leurs enfants. Il n’était pas rare que Robert m’appelle en fin de consultation d’un enfant fragile en disant à la mère : Regardez ce que l’air, l’eau, le pays font de nos enfants – et j’avais encore droit à une tape !

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Je dois passer des autres moments mais je ne puis éviter les derniers. Paris – début d’après-midi. Ma grand-mère ne peut pas sortir pour la promenade journalière au champ de Mars. Peux-tu me remplacer Joséphine ? Oh combien ! Nous voilà partis tous les deux, le vieux Monsieur Robert à mon bras. Il m’a raconté non pas son enfance mais ses études, le lycée de Clermont avec Bergson, son mariage « de raison », ses amis de médecine pendant la guerre, ses soirées théâtrales avec Sarah Bernhard et Réjane, ses ambitions médicales et politiques. Puis il m’a donné quelques conseils pour ma vie de femme et nous sommes rentrés. Et il a fait une attaque cérébrale et – voilà – Je garde pour moi ce dernier jour dans mon cœur, je n’ai jamais pu raconter à ma fille ce jour-là.

Brigitte


L’expédition

La petite main dans la grande Ils traversent le boulevard enfin, ils essaient. Depuis qu’ils sont partis de la maison, Robert traîne le fardeau derière lui. Derrière, ça gémit, ça souffle et ça grogne « allez, avance, bon sang, avance ! » Trop petites les jambes, dix pas de fourmis pour un grand pas d’ours. « Joséphine, arrête de renifler, c’est insupportable, avance ! » Robert colère marmonne entre ses dents : « ah quelle plaie cette grève ! »

ça y est, ils ont traversé l’océan des voitures les voilà échoués sur le trottoir « quel bordel, non mais quel bordel ! » Robert énervé, se retourne enfin Joséphine pleure « Qu’est-ce que t’as encore ? arrête de chouiner tu vois pas comme c’est dangereux de traverser la rue ? Faut faire vite, faut se magner si tu veux rester en vie, t’as pas le choix, en plus on est en retard, j’en ai marre c’est chaque fois la même chose… » Joséphine pleure à gros bouillons, une vraie fontaine, la morve lui coule du nez à la bouche, elle l’avale. « ah non mais quelle déguelasse tu fais ! » Joséphine lamentable : les chaussettes tirebouchonnées, la jupe pas très nette, un vrai chiffon, le gilet boutonné tout de traviole. Moune, elle, ça la faisait rire quand Joséphine essayait de s’habiller toute seule, elle disait tendrement : « Fine ! t’as encore boutonné le mardi avec le dimanche… » Robert lui, ça ne le fait pas rire du tout, ça l’exaspère… Et cette sale manie qu’elle a la gosse de tripoter entre ses doigts ses vêtements quand elle a peur et ce matin Joséphine a très très peur :
 les docteurs c’est méchant, là ou on va, j’aime pas, ça sent mauvais et pis ça crie- Joséphine étire la morve avec un doigt, fait des bulles avec sa salive et rit à travers ses larmes. « ah ben t’es chouette ! j’suis vraiment pas aidé, t’es pas un cadeau mais qu’est ce que je vais faire avec toi ? allez, arrête de gémir et mouche-toi » Robert soupire et sort son mouchoir à carreaux, un mouchoir grand comme une nappe. Il essore la fontaine, torche le nez, nettoie la bouche. Robert tire sur la jupe, remonte les chaussettes, reboutonne le gilet comme il faut. Dans sa tête il pense : ah ! si je pouvais effacer le pas pareil, redresser le mal foutu, reboutonner la vie… Robert le magicien ? Allez, arrête de rêver ! Il hausse les épaules. Sa colère s’envole d’un coup. La grande main de Robert effleure la joue toute douce de Joséphine. Il regarde les yeux qui le regardent tout grand. ah ces yeux ! deux petits lacs d’eau claire perdus dans cette bouille de pleine lune au sourire idiot. Ce sont les yeux de Moune. Moune où es-tu ? crie Robert dans sa tête. Petit baiser furtif sur les paupières de Joséphine caresse d’une aile, aile d’oiseau ou aile d’un ange qui veille ? Allez, on y va ! Fissa, Fissa ! la grande main dans la petite, on y va.

Hélène

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