Pour résumer ce distinguo entre groupe et collectif, je dirai que le groupe est ce que chaque participant imagine faire corps, et qui peut aller jusqu’à la masse avec ses identifications au chef, au meneur et son aspect de troupeau bêlant d’un même son, ou parfois de foule aveugle, comme l’Histoire le montre et comme Freud en analyse les effets dans Psychologie des foules et analyse du moi. L’animateur se doit donc de considérer le groupe comme un frein à la créativité de chacun, contrairement au collectif qui, lui, est composite. Un Collectif contient le groupe lui-même – c’est là son aspect Imaginaire – mais il contient le désir insu de chaque participant, qui ne sait le nommer – ce désir est un Réel, un impossible à dire. Pour un animateur comme pour un enseignant, prendre en compte que quelque chose lui échappe et que c’est par ce vacillement que surgit l’acte créatif, est une entrée pour appréhender la dimension d’un Désir inconscient qui échappe à toute emprise. Mais il expérimentera pour lui-même que c’est par ce « désir inconscient » que se fera l’entrée dans une écriture personnelle.
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Que fait l’animateur lorsqu’il énonce le cadre de l’atelier ?
Il introduit, sans l’expliciter, la supposition d’un écart entre l’écrivant et son texte ; entre « l’auteur empirique » et « l’auteur modèle » dirait Umberto Eco. Cette réassurance, qui s’adresse au conscient, touche en fait, l’Autre Scène, celle de l’inconscient. C’est pourquoi, à mon sens, les premiers jets de début de session sont si riches. Balisé par la parole, chacun s’installe dans le collectif et alors, parfois, du passé resurgit dans un texte écrit par un participant, et de manière imprévisible. Cela se produit de façon souvent anodine, tangente par rapport au corps du texte. Mais c’est à la lecture que, sur tel passage, qui paraissait secondaire lors de l’écriture, la voix déraille. « Quand le passé revient de façon imprévisible, ce n’est pas le passé qui revient, c’est l’imprévisible » écrit Pascal Quignard. Les premiers jets d’écriture, pour les normopathes que nous sommes, sont souvent accrochés au Moi, à ses impressions, ses dérives, ses questions bien balisées. Et puis, à l’intérieur de tout cela, quelques pépites, en forme d’énigme, qui font entrevoir la question : mais qui parle là ? Ou encore : de quoi s’agit-il là ? Lorsque, dans l’atelier, la voix déraille lors d’une lecture à haute voix, c’est que cet autre, situé sur « l’Autre Scène », a pointé son nez, caché qu’il était derrière l’auteur empirique, simple écrivant parmi d’autres autour de la table. Car l’écriture a partie liée non avec le Moi, l’identité sociale du Moi, mais avec le Je, divisé en ses multiples facettes, toujours insaisissable, comme le furet du désir. Grande question pour les animateurs d’atelier d’écriture : que faire de ces émotions qui viennent sourdre, ou qui semblent se déverser dans le collectif, avec les effets d’angoisse ou de jouissance que cela peut comporter pour les autres participants devenus soudain spectateurs d’un renversement : ce qui était dedans, caché, est mis à nu, à l’extérieur. Et chacun s’interroge alors, ou se replie sur ses anxiétés, ou encore lâche prise enfin dans un texte qui le surprendra.
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« Repérer les effets de l’écrit : effet de sens, effets esthétiques, effet sur des lecteurs présents »
Ces effets sont inscrits dans le texte lui-même. Les repérer permet à l’auteur de penser la transformation ultérieure du texte, ce que l’on nomme « réécriture ». En effet, après ce temps des « premiers jets », il arrive que l’écrivant, devenant auteur, se trouve dédouané de son dire narcissique par un narrateur qu’il a lui-même créé. Alors l’écrivant entre dans la fiction comme étant un possible qui dirait un au-delà de l’auteur. Gilles Deleuze disait lors d’une interview : « J’écris pour les idiots et les analphabètes, c’est-à-dire non pour qu’ils me lisent, mais à leur place ». C’est-à-dire aussi dans une absence de savoir a priori sur ce qui va s’énoncer au fil de l’écriture. Ainsi, la position de l’auteur devient un au-delà de lui-même. Elle est une tentative de dire l’universel. C’est lorsque les écrivants commencent à entendre œuvrer en eux ce différentiel entre langue - en tant que dans la langue il y a de « la lettre » - et psychologie, autocélébration ou auto flagellation, qu’ils se mettent à écrire, et surtout à réécrire. Car écrire c’est lier et délier, ou, comme l’écrit Pascal Quignard « nouer et dénouer ».
Simone Molina : Psychanalyse et écriture, in Devenir animateur d’atelier d’écriture – (se) former à l’animation, ouvrage collectif, Chronique Sociale, 2014, pages 118, 126-127, 130-131.