Jacques Roubaud : Quelque chose noir

Dimanche 19 juillet 2020

Neuf groupes de neuf poèmes, plus un dernier, très bref, intitulé Rien, ainsi se compose Quelque chose noir de Jacques Roubaud. Un seul thème d’inspiration, et il est infiniment douloureux : c’est celui de la mort de la femme aimée. Beaucoup de ces poèmes prennent la forme d’une méditation. L’art de Jacques Roubaud, qui sait jouer de toutes les ressources de la technique poétique, se met ici au service de l’absence, du deuil, de la douleur.
Note de l’éditeur

Lumière, par exemple

Lumière, par exemple, noir.

Verres.

Bouches fermées, s’ouvrant à la langue.

Fenêtre, réunion de craies.

Seins, puis bas, la main approche, pénètre.

Ecarte

Lèvres frayées, à genoux.

Lampe, là, mouillée.

Regard empli de tout.

***

Cette photographie, la dernière

Cette photographie, ta dernière, je l’ai laissée sur le mur, entre les deux fenêtres, au-dessus,

De la télévision désaffectée, et le soir, dans le golfe de toits à gauche de l’église, quand la lumière,

Se concentre, qui en même temps, s’écoule, en deux estuaires obliques, et interchangeables, dans l’image,

Je m’assieds, sur cette chaise, d’où l’on voit, à la fois, l’image intérieure la photographie, et autour d’elle, ce qu’elle montre,

Qui seulement, le soir, coïncide, par la direction de la lumière, avec elle, sinon en cela, qu’à gauche, dans l’image, tu regardes,

Vers le point où je m’assieds, te voir, invisible maintenant dans la lumière,

Du soir, qui pèse, sur le golfe de toits entre les deux fenêtre, et moi,

Absent de ton regard, qui dans l’image, fixe, la pensée de cette image, dédiée à cela, les soirs de maintenant, sans toi, au point,

Vacillant du doute de tout.

***

Je ne peux pas écrire de toi

Je ne peux pas écrire de toi plus véridiquement que toi-même.

Ce n’est pas que j’en sois incapable par nature, mais la vérité de toi, tu l’as écrite.

Et parce que tu écrivais pour n’être lue que morte, parce que je l’ai lue, toi morte, et faite mienne, cette vérité est la plus forte de toutes.

Je ne pourrai aller au-delà.

Ce que je détiens de toi, et qui me concerne seul, n’est pas de l’ordre de la vérité mais de la physique :

Toucher de genoux à front, goût de bière sur la langue, parfum aux bras, dessous, vue et voix, de loin, m’embrasent : circuits qui ne s’oblitéreront pas. pas encore.

Cela n’est qu’à moi, et pour cause.

Je n’écrirai de toi que de ma propre hauteur.

Ou bien je m’allonge et fais ombre.


Jacques Roubaud : Quelque chose noir, Poésie Gallimard 2016, pages 48, 103, 121.

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