Personne n’a jamais su.
Quand la mère de Thomas s’est précipitée hors de chez elle, sa robe à moitié défaite, ils n’ont pas vraiment compris. Elle a crié plus fort que les sirènes de toutes les casernes de la région. Le vieux Puppa, assis sur son fauteuil délabré, n’a pas bougé d’un pouce ; ses yeux sont restés clos, sa bouche émettait de drôles de grincements : les gonds d’une porte de saloon. Puppa connaissait Mary depuis sa plus tendre enfance. Ils avaient joué au billard, trouvé des planques pour fumer leurs premières cigarettes, mangé des hamburgers avec les autres poulettes de la ville. Ils s’étaient frottés les uns contres les autres sur des couvertures qui sentait le sapin et le whisky frelaté. Elle criait à la manière d’un poulain qu’on égorge. Quand sa voix s’était muée en un hennissement de désespoir, les souvenirs du vieillard avaient surgi d’un coup d’un seul. Ils chuchotaient, bourdonnaient en lui telles des abeilles autour d’un pissenlit. Tandis que Mary perdait les pédales au milieu de la rue principale, Puppa s’était rendu compte qu’il ne savait pas pourquoi Thomas avait pris le mauvais tournant au moment où tout lui souriait. Il n’y avait aucune raison, se disait-il, pour que cette histoire se termine ainsi. Mary fut emmenée par trois sergents jusqu’au commissariat. O’Brien, le médecin de famille, l’attendait. C’était lui qui avait soigné Thomas quand il s’était ouvert l’arcade sourcilière. Le docteur ne pouvait pas parler, il n’était pas encore au courant. D’ailleurs, personne en ville ne savait exactement pourquoi Mary avait crié de la sorte, mais tous étaient certains qu’une tragédie avait eu lieu. Mais ni O’Brien, ni Puppa, ni les sergents, personne ne savait pourquoi cette pauvre femme en était venue à déchirer ses vêtements en public. Elle fut transportée à l’hôpital le plus proche et ne remit les pieds en ville qu’un mois plus tard.
À son retour, ils savaient.
*** Les bouleversements ne touchaient pas que les aménagements urbains : Thomas avait grandi lui aussi. Pas à la manière d’un enfant qui devient un homme. Physiquement, il s’était transformé : ses muscles commençaient à pointer au niveau des épaules, des mollets et des abdominaux. Ses deltoïdes frémissaient dès qu’il se mettait à courir. De dos, son cou semblait attaché à son torse par une plaque de béton, ses clavicules faisaient deux poutres de fer sous sa peau brunie. Il ne ressemblait plus au gosse chétif que Paul devait protéger. Par chance, il ne s’en rendait pas compte. Son corps avait pris de l’assurance, lui non. Son âme ressemblait à un miaulement sorti d’un bunker. Quoi qu’il en soit, cette forteresse de chair avait changé le regard des gens. Thomas n’était pas encore un homme, il lui manquait l’art du crachat et une tripotée de jurons, mais on ne se moquait pas. Quiconque se serait adressé à lui aurait deviné l’agneau planqué derrière la carcasse du loup, mais Thomas avait gardé sa timidité d’enfant. Il lui arrivait de saluer un de ses camarades, d’échanger quelques mots avec ses professeurs et les joueurs de cartes, mais la plupart du temps il se taisait. William lui avait appris qu’on avale rien, de bon ou de mauvais, tant qu’on n’a pas ouvert la bouche pour le recevoir. De ce précepte, Thomas avait compris comment se nourrir seul, il ne demandait rien, ce qui ne l’empêchait pas d’être d’une générosité sans bornes quand on avait besoin de lui. Si l’un des ouvriers venait le chercher pour transporter les derniers troncs fendus avant l’automne, il suait sang et eau jusqu’à ce que le travail soit terminé. Thomas portait les sacs des petites vieilles à la sortie des magasins, il était celui qu’on appelait pour les déménagements, les travaux de récupération et les démolitions. L’orphelin était devenu un modèle d’altruisme aux grandes paluches, un type aux muscles silencieux.
Cécile COULON : Le roi n’a pas sommeil, Viviane Hamy, 2012, pages 10-11 et pages 80-81.