Cédric Le Penven : Journal de Diogène

Vendredi 23 juin 2023

Ce Journal de Diogène, illustré par Thibaud Bernard-Helis, est une réécriture contemporaine en forme de pastiche de la vie de Diogène le cynique, célèbre figure de l’antiquité qui vivait dans une jarre en marge de la société. Cédric Le Penven s’appuie sur les événements saillants de la vie du philosophe, provocateur et virulent, tels que racontés dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres par Diogène Laërce au IIIe siècle. Avec sa chienne Arga qui est son seul compagnon, le Diogène d’aujourd’hui vit en surplomb de la ville, près d’un centre commercial en bordure d’autoroute. (…)

Note de l’éditeur

28 janvier

Aujourd’hui, j’ai eu envie de sentir combien je suis un connard, alors je suis descendu vers la ville qui brillait dans une aura lactescente. Les routes humides projetaient de longues et lentes couches sonores qui s’amoncelaient et constituaient un tapis bruyant qui navrait mes tympans.

Je me suis retrouvé à promener ma truffe entre les abribus saturés de forme noires et taciturnes. Certaines avaient des écouteurs aux oreilles, d’autres caressaient et tapotaient l’écran de leur portable. Avec un peu d’imagination, on voyait un Georges de la Tour débarrassé de sa beauté. Seuls les vieux égarés là, conservaient leur mine sombre et regardaient sans le voir un cercle de bitume mal défini devant leurs pieds. Tout allait bien dans cette petite foule amassée dont les regards s’évitaient avec une science algorithmique.

Dès que je m’installais à côté de ces silhouettes, le parfum d’Arga faisait son petit effet et un espace s’agrandissait peu à peu autour de moi. Une fois ou deux, j’en ai profité pour déposer une Louise sur l’autel de lafrancequiselèvetôt, les paupières clauses, pour savourer mieux encore cette débauche de senteurs que je leur proposais :

– « Ecce homo », semblaient leur susurrer mes fesses.

Mais peu semblèrent goûter ma démarche de moraliste en cette matinée d’hiver.

***

30 janvier

C’est mon anniversaire aujourd’hui. J’ai 50 ans. Pour fêter ça comme il se doit, j’ai décidé de m’offrir toute une journée sans voir d’autres gueules que celle d’ Arga.

Comme d’habitude, elle s’est levée et étirée pattes avant tendues, croupion relevé à l’arrière, puis inversement. Elle a fait son tour pour aller uriner. J’ai pissé moi aussi à côté d’elle, avec cette hauteur de marquis qui convenait à la noblesse de la fonction que nous accomplissions de concert et de profil. Après, elle s’est allongée mâchoire inférieure posée sur le haut de ma cuisse pendant que j’examinais la consistance du jour.

En début d’après-midi, alors que nous somnolions, il a commencé à neiger. Timidement tout d’abord, à petits cristaux qui fondaient à peine touchaient t-ils au sol, puis sont arrivés de gros flocons par bourrasques, qui se sont amoncelés contre le côté ouest de la jarre et des troncs d’arbres.

Arga et moi avons regardé et écouté la neige tomber.

La route a vite blanchi. Quelques courageux et passer encore en voiture et à tracé deux lignes noires qui ont été bientôt recouvertes.

Puis plus rien.
Plus personne.
Nous étions tranquilles, juste elle et moi, à nous renifler à qui mieux mieux, dans notre île. Ah ! Comme elle est belle, mon Arga avec ses yeux de tourterelle, ses mamelles chaudes, et son sommeil que les chevreuils évitent de troubler.
Deux sont passés en lisière d’une haie, leurs fins sabots perçaient avec délicatesse la couche de neige, comme si elle était brûlante. Ils se sont éloignés et ont disparu dans le brouillard.

Un silence blanc entourait chaque parcelle du monde.

Ce fut le plus bel anniversaire de ma vie. (…)

***

Même jour, soir

De la lisière du bois que je traversais, ont surgi des renards polaires, des loups, des martres ; je levai les yeux et des buses investissaient un cercle dont nous étions le centre mobile.

Il m’a semblé que je comprenais un peu le sens du monde, je veux dire, son absence de direction : juste un sentier immense autour d’une montagne blanche.

Je suis un chien, pas plus beau ni moins fier que le cortège des animaux qui m’ignorent et m’escortent à la fois, esquivent les troncs lisses des futaies, se faufilent sous les igloos de clématites et de ronces,

et ce plaisir de les sentir creuser des paraphes au travers des gueules, comme des calames acérés.

Chacun se ressemblait ainsi défiguré, et jouissait d’être tout à soi dans la tourmente.

***

3 mars, toujours

Avant de partir, je me suis dit qu’il fallait garder une trace de cette existence anonyme et brutale. Un jour, un frère humain tomberait peut-être sur cette histoire d’homme qui n’en pouvait plus d’être un homme. J’ai tout tracé sur une peau tannée en suivant une ligne qui se dirigeait peu à peu vers le centre.

Avec une petite branche de buis brûlée, j’ai essayé de dessiner le visage de Frère Clochard, la silhouette d’Arga postée sur le seuil, la voix de cette femme qui avait aimé une dernière fois avant de mourir de froid dans des cartons, la force de mes bras entraînés à soulever les pierres et à fondre du bois, la flamme des képis des Grands Voleurs, la voiture que nous avions poursuivi, le prénom Gatzo symbolisé par un Z dont j’ai toujours aimé l’indécision, la main coupée, la prisonnière qui nous délivrerait bientôt.

Pas facile de savoir si le bruit des pas sur l’herbe gelée valait plus ou moins que le rire de Gatzo.

Encore moins facile d’inventer un signe qui traduise ce que je voulais retenir.

Cédric Le Penven : Journal de Diogène, Illustrations de Thibaud Bernard-Helis, Editions Unes, 2022, pages 35- 36-37, 81-82.

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