Grégoire Bouillier : Le cœur ne cède pas

Mercredi 24 mai 2023

Août 1985. À Paris, une femme s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. En 2018, le hasard met Grégoire Bouillier sur la piste de cette femme. Qui était-elle ? Pourquoi avoir écrit son agonie ? Comment un être humain peut-il s’infliger – ou infliger au monde – une telle punition ?

Se transformant en détective privé assisté de la fidèle (et joyeuse) Penny, l’auteur se lance alors dans une enquête pour reconstituer la vie de cette femme qui fut mannequin dans les années 50 : à partir des archives et de sa généalogie, de son enfance dans le Paris des années 20 à son mariage pendant l’Occupation… « Élucider voulant dire non pas faire toute la lumière sur le drame mais clarifier les termes mêmes de sa noirceur. »

Un lecteur attentif a peut-être remarqué, aux alentours de la page 97, qu’il manquait le chapitre 11. Le récit (est-ce un récit ?) passe directement du chapitre 10 au chapitre 12. Ce n’était pas une erreur. Je pourrais dire que c’était pour ménager mes effets, mais non. La vérité, c’est que je n’avais pas les mots, à ce moment-là, pour décrire les photos de Marcelle Pichon parues dans la presse et, plus particulièrement, dans Paris Match.

Dans le chapitre 10, j’appâtais pourtant le lecteur avec ces photos, je m’appâtais moi-même et, en bonne logique, j’aurais dû continuer sur ma lancée. Je voulais parler de ces photos. Elles étaient incontournables. Elles disaient quelque chose de Marcelle qui ne figurait nulle part ailleurs. Quelque chose qui, pour une fois, n’était pas des mots. Quelque chose qui permettait de dire : voici donc à quoi ressemblait Marcelle Pichon. Elle était ce genre de femme. Elle avait cette tête-là. Ces cheveux-là. Ce nez-là. Cette bouche-là. Cet air-là. C’était elle, là, pour de vrai, à un instant t. Elle et personne d’autre. Elle indubitablement. Elle avait donc bel et bien existé. Elle n’était pas qu’un nom. Il y avait eu une femme avant le fait divers. Etc. Sauf que l’écriture en avait décidé autrement. Un mot en entraînant un autre, j’étais parti sur le prénom Florence et, un autre mot en entraînant plein d’autres, j’avais parlé du documentaire d’Anne Gaillard, décrivant Marcelle à la fin de sa vie et, du coup, j’avais laissé de côté les photos qui la montraient jeune et belle. Je les avais gardées pour moi.

Encore aujourd’hui, je répugne à les décrire.

C’est très bizarre.

Je regarde ces photos et quelque chose me gêne, me bloque, me glace.

Je regarde ces photos de Marcelle et je ne vois pas Marcelle. Je n’y arrive pas. Je les scrute et rien de spécial ne me vient. Aucune émotion qui ne soit l’incrédulité de la curiosité. Au vrai, ces photos me désarment. Ces photos me font l’effet d’un piège. Chacune impose une vision de Marcelle Pichon tellement incontestable que c’en est effrayant. Alors qu’elles montrent Marcelle à différents âges de sa vie, elles l’amputent de son histoire. Car aucun fil ne semble relier la mannequin des débuts à la dame fatiguée de la fin (j’allais dire de la faim) en passant par la jeune femme radieuse au bord de la mer et la femme sur le retour assise dans les bois. De l’une à l’autre je ne reconnais pas Marcelle. Elle me glisse des yeux comme du sable entre les doigts. Elle s’éparpille en bribes, en lambeaux. Éclats ternis d’un miroir brisé. On dirait à chaque fois une personne différente. Le mot caméléon. C’est l’un de ses moments où la réalité s’oppose à la vérité. C’est comme si, loin de voler au secours de Marcelle, ces photos lui volaient quelque chose. L’enfermaient dans des images qui, pour être les siennes, la font reculer dans l’ombre. Impossible de se faire une vision d’elle. Impossible de deviner son oiseau bleu.

Moi qui étais avide de découvrir à quoi Marcelle ressemblait, j’en étais pour mes frais. À quoi m’attendais-je ? Quelle révélation ? Que dit une photo de quelqu’un qu’on ne connaît pas, qui ne nous rappelle personne, n’est associé à aucun souvenir, demeure anonyme ? Que peut-elle dire d’un visage, hormis son énigme ? Étais-je aveugle ? Ces photos m’aveuglaient-elles ? Ou étaient-elles un point aveugle ? J’avais l’impression que ces photos rendaient surtout Marcelle étrangère à elle-même. Elles faisaient d’elle une inconnue. Une femme comme les autres. Que chacun pouvait juger jolie ou pas. Intéressante ou pas. Comme ceci ou comme cela mais, dans tous les cas, une femme dont il était impossible de soupçonner qu’elle s’était laissée mourir de faim. Une femme sur le front de laquelle il n’était pas marqué « Malédiction sur ce monde pourri ». Sur son front, il n’y avait rien d’écrit.

Le plus simple serait de publier ici même ces photos et de me taire. M’en aller sur la pointe des pieds. Que le lecteur se fasse son propre sentiment. Vérifie à quel point ces photos disent rien et tout de Marcelle Pichon. Ou me détrompe sur ce point. J’en serais ravi. Mais puisque j’écris, je vais tenter de décrire ces photos. Peut-être l’écriture me fera-t-elle voir quelque chose que mes yeux n’ont pas vu. À quoi ils n’ont pas pensé. Ce qui est la définition même de la littérature.

Grégoire Bouillier : Le cœur ne cède pas, Flammarion, 2022, pages 347-349

Présentation du livre par l’auteur :

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