Katerina Apostolopoulou : J’ai vu Sisyphe heureux

Samedi 9 juillet 2022 — Dernier ajout vendredi 8 juillet 2022

Une famille de pêcheurs dont le père disparaît en mer, un couple de gens modestes que la mort vient séparer, un homme seul qui abandonne maison, papiers d’identité et biens matériels pour vivre en vagabond sous les étoiles…Trois poèmes narratifs. Trois destins aux prises avec la vie. Trois histoires simples pour dire la fierté du peuple grec. Ce ne sont pas les héros des batailles homériques que chante Katerina Apostolopoulou dans ce premier recueil écrit en deux langues, le grec et le français, mais le courage des êtres qui placent l’hospitalité et la liberté au-dessus de tout, qui se battent avec les armes de l’amour et de la dignité, qui ont peu mais donnent tout. À l’heure de la crise économique et du concept de décroissance, une voix venue de Grèce nous invite à voir Sisyphe heureux.

(Note de l’éditeur)

5.

Le testament du père a été retrouvé
Dans les tiroirs aveugles de la famille
Là où se garde tout ce qui a été volé entre nous
Tout ce qui a été cassé
Tout ce qui a été donné
Et que les autres n’ont pas su prendre

Il a légué à sa femme
Des clés et des serrures
Pour bien fermer les portes du passé

Qu’elle ne soit pas exposée
Aux courants froids de la mémoire

Il a légué à ses enfants
Son rire
Sa myopie
La joie du verbe et de l’Histoire
Les battements irréguliers de son cœur
Et le sens de la justice

Ils ont porté tout ça comme des habits précieux
Qui ne conviennent
Ni aux saisons
Ni à la mode

Les gens les regardaient
Avec admiration
Et pitié.


14.

Comme le veut la coutume
Après l’enterrement
Tout le monde s’est rassemblé près du cimetière
Pour le café traditionnel
Le pain sec
Le cognac

Le cafetier
Sourire ému
Accueillait les gens

Les chaises ne suffisaient pas
Ni les tasses
Ni les verres

Les uns dans le café
Les autres dehors
Les uns assis
D’autres debout

Les tasses de café passaient
De main en main
Les bouteilles de cognac tournaient
D’une bouche à l’autre
Jusqu’à ce que le soleil se couche

Lorsqu’il n’y avait plus grand monde
- qui sait pourquoi ils sont partis ? -
Une cinquantaine de personnes sont encore restées
Leurs cours s’étaient tellement réchauffés
Qu’elles n’osaient plus bouger

L’alcool coulait à flots
Les paroles aussi

Chacun avait une histoire à raconter

Le jour où Fotis a dit que
Le jour où Fotis a fait ceci ou cela
est passé par
a offert un
a dormi…

Tout le monde s’est tu
Lorsqu’une femme
A commencé son histoire ainsi
Le jour ou plutôt la nuit
Où Fotis a dormi dans notre jardin

Fotis et son mari
- décédé lui aussi depuis quelques années -
Étaient devenus amis
À l’époque il venait souvent chez eux
Elle lui préparait une soupe aux haricots
Son plat préféré
Un soir
Effrayé
Pas le courage de retourner à sa grotte
Ni de passer la nuit tout seul
Il avait frappé à la porte
Et demandé la permission
De dormir dans le jardin
Sous l’oranger sauvage

« Effrayé ? » a demandé un homme
Avec la surprise et la douleur que l’on ressent
Lorsqu’un inconnu nous apprend
Quelque chose sur notre propre frère
Qui nous avait échappé

« Oui, effrayé » a répondu la femme
Et ils ont tous baissé les yeux

Puis quelqu’un a fredonné une chanson
Et les autres l’ont suivi
Ils ont chanté tout ce qui leur passait par la tête
Des chants de la mer et de la montagne

Le peu d’enfants qui étaient restés dans le café
Dormaient déjà depuis longtemps sur les genoux de leurs mères
Et les chants ont duré des heures
Ce n’est que tard dans la nuit
Qu’ils se sont enveloppés de leurs gros manteaux
Ils ont serré les enfants dans leurs bras
Et ont pris le chemin du retour

Comme ils marchaient dans le froid noir
Ivres et heureux
Ils ont tourné leur regard vers le firmament
Et ils ont imaginé Fotis errer
Dans ce ciel mité par des milliers d’étoiles

Il y trouverait bientôt
Ont-ils pensé
Ses habitudes éternelles

Entre rires et larmes
Ils faisaient des suppositions
Sur son poste céleste

Les pêcheurs l’imaginaient
Occupé à raccommoder des nuages
Et un archéologue
Qui connaissait la passion de Fotis pour tout ce qui était ancien
L’a nommé
Gardien des étoiles éteintes.

Katerina Apostolopoulou : J’ai vu Sisyphe heureux, Bruno Doucey, 2020, pages 27-29,109-115

Revenir en haut