En lien avec le projet « D’UN LIEU EN LIEUX PARCOURS SENSIBLES » www.detournumerique.com proposé par’Anne Rapp-Lutzernoff, voici les portraits sensibles, la mise en lumière des participantes à cet atelier estival.
Pour voir la proposition d’écriture : C’est ICI
Ploudalmezeau par Marie-Paule Minerve
A l’époque de mon arrière grand mère née en 1878 à Ploudalmézeau , les femmes de marins n’étaient pas une légende prétexte à chansons ; la vie y était dure , faite de résistance , de travail et d’espoir de voir apparaître le fanal .
Elles vivaient en grappes,assises sur la pierre du seuil, là oùle vent faisait s’envoler les coiffes et vidait la tête .
Jeunes femmes écloses un instant quand le bateau rentre.
Silencieuses, laissées là fixant l’horizon violet qui charme ou engloutit.
Le temps tourne.
Le travail à marée basse,les coquillages nacrés qui abîment les doigts ,le jupon trempé.
Le vent sifflote, lui qui n’a pas de chair.
Les algues leur effleurent les cuisses .
Démêler les cheveux des filets,les remailler en faisant les comptes dans sa tête.
La mer commande .
Elle est leur maîtresse à tous,elle guide les bourses, les gestes ,les soupirs , quelquefois le bonheur . Quelquefois elle les roule.
Le vent sifflote,lui qui n’a pas de nerfs.
Les algues leur effleurent les cuisses .
Le soir tombe,doré à l’ouest. Elles tricotent près de la fenêtre .
Elles ont reçu une lettre d’une fille d’entre elles,placée à la ville chez un médecin de Brest : leur espoir pour toutes leurs filles .
Leurs rêves les entraînent hors des maisons de granit,elles y rencontrent des foules en couleur.
Sur le buffet sont le café et le sucre .On allume la lampe tard,la toile cirée luit .Le journalier qui se déplace de maison en maison pour aider à la peine a toujours une histoire en réserve et un sourire chaleureux .C’est une terrien .
Dans le cœur de leurs hommes nagent des poissons.
Ils y cachent leur peur,la noient quand ils accostent.
Leur moustache est vaillante quand ils se couchent sur le flanc comme des barques échouées et
leurs caresses rudes .
Elles ont le sourire quand ils sont à terre,calmes et peu bavards.La vie passe, tiède comme le sable entre les doigts .Une courte accalmie comme en apesanteur .
Le vent se tait .Il avale sa langue,il mâche sa joie avec ses grandes dents.
Un repos,un amour passent
un risque
une mouvement têtu
les araignées de mer s’endorment.
Pompiste par Bernadette Perfetti
Il y avait le grand type en bleu de travail rouge vif avec un chien a six pattes brodé sur la poitrine qui arrivait en s’essuyant les mains dans un chiffon plus ou moins graisseux et regardait d’un air critique un peu condescendant votre petite vielle voiture .
Il y avait la dame qui sortait de chez elle sa serviette de table à la main pour bien vous faire remarquer que vous l’aviez dérangée pendant son déjeuner.
Le petit jeune en salopette qui attendait mâchouillant son chewing-gum assis sur une caisse renversé à coté de son transistor réglé puissance maximum sur une station de rock se croyait dans un film américain.
Il y avait celui ou celle qui en vous mettant quarante francs d’essence avait le temps de vous raconter une grande partie de sa vie … ou de la vie des autres . Celui qui vous mettait une grande giclée de mousse sur le pare brise à peine la voiture arrêtée vous proposait de vérifier les niveaux et la pression des pneus et vous disait au revoir la main tendue.
Et le monsieur qui vous a évité une nuit glaciale dans votre voiture en rouvrant à dix heures du soir sa station la seule aux alentours de trente cinq kilomètres . Il y avait ,des hommes ,des femmes , des souriants des grognons des indifférents, des beaux des laids des quelconques , il y avait des gens …….
IL y a des pompes ouvertes 24h sur 24 , 7 jours sur 7 mais plus de pompiste .
Un été au dessus de Nana Par Véronique Le Milan
13 juillet
#Nana
Nana dit qu’elle ne veut pas être une charge.
Les vieux ça vous emmerde hein ? Dis le moi franchement…
J’essaie d’être franche. Je comprends sa colère, ses interrogations, ses refus et ses acceptations. J’aimerai être aussi lucide qu’elle à 85 ans. Une militante.
Elle dit encore que ça lui casse les pieds cette histoire de voile, ça ne la gène pas, elle, les femmes voilées. C’est une façon de se protéger et de s’affirmer. Elle fait écho à quelques discussions avec des femmes musulmanes. Elle fait écho aussi avec cet homme qui me demandait si une femme voilée pouvait devenir bénévole au sein de l’association où je travaille. D’après vous, cher monsieur, qui y a t’il derrière le voile ?
14 juillet
#Nana
Avec Nana, on parle féminisme, art, société, passé, présent avenir de la femme et des hommes en général. On parle de l’amour, mais plus avec Jude. Avec Jude, on entame la discussion et nous sommes deux femmes ayant envie de rencontrer l’autre au profond.
#TourdeFrance
Il est habillé avec des habits militaires, peut-être un chasseur. Il est excité, rouge sous le soleil de 17 h. Les coureurs arrivent, il trépigne. A peine voit-il la première roue de vélo qu’il se précipite. Il voudrait les prendre dans ses bras, les serrer fort. Il s’approche à la limite de toucher le bras gainé, d’essuyer le visage crispé par la pénibilité de la côte. Il applaudit. Il est heureux.
15 juillet
#Nana
Nana se sert du caddie comme déambulateur. Il faut que je marche. Je l’accompagne dans les rayons du supermarché. Elle doit acheter de l’ail et des protège-slips. Elle continue la discussion commencée dans la voiture sur la contraception dans les années soixante. De ses filles qui prenaient la pilule mais qui n’avaient absolument pas changé leur pratique sexuelle au contraire de ce que disait les EXPERTS, car selon eux, libérer la femme serait de l’ordre à libérer la bête.
31 août
#Nana
Et ça c’est très terrible !…C’est très terrible !..mais qu’est-ce qu’on peut faire ?…. Vivre !
Demain j’irai dire bonjour aux gilets jaunes, ce sont de bons gilets jaunes…promulguer une société sans chef…si y’a pas de chefferie, c’est nous qui faisons le truc, pas quelqu’un d’autre…C’est facile de déléguer ! j’irai me ressourcer chez Hischam, là, je peux causer…
Jojo ! C’est pas possible ! Hihihi…
La chevrière par Marie Bayssat
Pour clore la journée de travail elle retourne les voir. Elle grimpe à travers les mottes. La prairie en pente raide oblige une pose, mains sur les hanches, souffle court de fumeuse. Les chiens aboient et gambadent joyeusement, il faut les rappeler souvent, les tenir à vue. Enfin les chèvres sont là autour des arbres rabougris qu’elles ont bien écorcés. Cette année l’herbe est rare, sèche, mais dans cette dernière parcelle, elles sont longues et jaunes, mêlées de joncs verts et ont résisté à la canicule. En temps ordinaire les chèvres délaissent cette végétation sans qualité, pourtant elles s’adaptent et broutent avidement. Toutes occupées à leur tâche elles ne se rassemblent pas autour de leur maîtresse. Elle prend le temps de les compter, de vérifier l’état général, la brillance du poil, les mamelles. Le jeune bouc aux cornes imposantes cherche des caresses, elle n’est pas rebutée par l’odeur. Elle le rappelle à l’ordre quand il oublie sa force et la bouscule. Tout va bien. Enfin elle s’assoit dans l’herbe, roule une cigarette et fume en silence, captivée par le paysage alentour. Le cirque s’étale en contrebas, au-dessus majestueux et ronds dominent les trois sommets. Le ciel bleu uniforme, presque artificiel se laisse transpercer par le vol glissant des milans, leurs cris aigus troublent à peine le silence. Il commence à faire un peu moins chaud, une petite brise fait frissonner les tiges grêles et les feuilles fragiles. Elle est fatiguée, le travail est exigeant l’été mais elle profite intensément du moment. Les chevrettes approchent, se serrent contre elle pour obtenir leur dose de câlins. Elle pense aux deux chamois observés au bord du cirque. Elle rêve aux belles brebis rustiques qu’elle installera peut-être là-haut près du bois du signal, en estive parmi les callunes et les myrtilles au printemps prochain. Si la nouvelle parcelle battue par les vents et pauvre leur est attribuée.
Quartier Batignolles - Août 2019 par Alizée Bayssat
Brune
Immobile, à peine assise, elle dévisage les heures qui passent derrière la vitrine. Août et son silence, août et le calme de ceux qui patientent. Sur le dos de la main, elle s’assure de la température. Imbibant la tignasse, elle prend la mesure. La mesure de l’épaisseur, d’une poignée de main délicate. Propose un soin par automatisme peut-être, ou plutôt au cas où - on serait dans son dos - à veiller qu’elle n’oublie aucune étape. Elle prend le temps. Savoure la tâche qui ne rendra sa journée que plus courte. Soulève des mèches ça et là et fusionne les deux lames du ciseaux. Ses gestes sont de ceux qui maîtrisent le travail sans orgueil. Elle évoque la Creuse et les bruits de la campagne, regrettant avec une petite mélancolie… Elle trace des raies comme elle se tracerait un nouvel avenir. Elle manie les ciseaux comme Rodin sculptait sa terre. Réajuste les mèches pugnaces. Elle arrange, avec la bourrasque du sèche-cheveux. Comme une légendaire Citroën à air comprimé : la coupe semble émerger dès le démarrage. Satisfaite de l’ouvrage, elle a du mal à dissimuler son sourire en coin.
Grenadine 17
Ne sait plus s’il s’agit de l’été ou du printemps. Les mois semblent être des semblables derrière cette vitre étanche et opaque. Elle change régulièrement de pelure mais ce sont tous les mêmes lieux : une succession de strates qui l’éloignent de la réalité. Le sticker d’abord - comme première barrière et pas des moins fallacieux - arborant des formules tacites, des massages dits « traditionnels », des cocktails de « bien-être ». La vitre ensuite parfaitement propre et transparente mais sur laquelle on a pris le soin de plaquer des stores de bambous, striés, occultants, traditionnels eux aussi. De telle sorte qu’elle se sente suffisamment loin de la réalité mais suffisamment proche de l’envie de franchir la limite de sa fonction. L’air vague, sans dégoût ni présence, elle répète ces gestes interdits. Elle s’interdit d’imaginer la fraicheur de l’air à l’extérieur. Elle s’oblige à l’indifférence, elle s’anesthésie chaque fois que sa main caresse. Elle en finit par oublier la saison.
Le Diloft
C’est dans l’ombre et le silence qu’il est le prince des lieux. Petit palais à parquet massif et à banquettes ouatées… Tout est en ordre. Ça sent toujours le « pin des Landes » lorsqu’il reprend les lieux. Il prend le temps de faire le tour du propriétaire. D’enjamber entre les tables, de réchauffer les zones plus ou moins aplaties du skaï rouge. Il savoure l’absence. Le vacarme des conversations (souvent la bouche pleine, et souvent ça le choque) est comme évanoui. Le regard insistant du César de jour, le priant de décamper est en suspend, au moins le temps d’une nuit entière. Mais ce qu’il préfère c’est bien se planter là, sur la table accolée à la grande vitre, et regarder la nuit de l’intérieur. Parfois il secoue lentement sa petite patte en hommage à la reine mère. Il les toise - les autres de gouttières - il fait le beau car il est bien au chaud, loin des odeurs intempestives, enveloppé de fragrances trompe-l’œil. S’il en vient à fermer les yeux, ça le transporte jusqu’à la Dune du Pila… Il en ronronne toute la nuit d’être le seul et l’unique, d’être celui qui piétine le zinc s’il en a l’envie, de laisser son blaze en un seul coup de griffes… Le matin, c’est comme un coup d’Etat, les bavards ont repris le pouvoir…
Marseille 2019
Le serveur de la Canebière par Martine Chambon
J’en ai marre j’en peux plus
J’vais plus pouvoir les supporter
J’veux plus prendre leurs commandes
J’veux plus m’faire engueuler
Parce que j’fais pas mon taf
J’veux plus c’est bon
J’veux plus m’retrouver bloqué au comptoir
juste pour un coka
Et pendant c’temps l’autre elle me pique la grande table
Et elle se fait 400 plaques d’un coup
Non vrai j’peux plus
Faut tenir jusqu’en septembre putain
J’veux pouvoir prendre deux jours de suite
J’veux prendre le petit déj avec Sabrina
J’veux profiter
J’veux aller au Jumbo avec les potes
La chaleur j’peux plus
La sueur j’peux plus
Les putains d’odeur du vieux qui dégouline sa sueur sur les pizzas j’peux plus
Et l’autre avec sa couette noire qui m’talonne
Trop la haine j’veux plus les voir
Pourtant faut tenir
Çà va être dur tenir jusqu’en septembre
Putain de canicule
Putain de touristes j’les hais
Le gars il est assis sur le siège à l’arrière de la cabine chauffeur du bus
Le bus bloqué dans la file du milieu d’un bouchon sur la route d’Aix
Le gars il parle au mec assis à côté de lui sans le regarder,
Il regarde la file de gauche, l’interminable file des banioles, des camping-cars
Des bus et des fourgons bloqués sur trois files
à peine quitté Marseille
Des serveurs, des banquiers, des vendeurs, des artisans, des touristes
Tous bloqués sur la route d’Aix
Et puis les 2 roues qui se faufilent
Dans la vitre le reflet de son corps anxieux
Ses dents qui rongent des ongles qui n’en sont plus
C’est la bouche qui mange les doigts
Il déverse à son voisin tout ce qui le ronge toute sa haine
Et puis ses rêves des rêves simples inaccessibles comme boire le café avec Sabrina
Le gars d’à-côté lui aussi bouffe ses doigts, arrachent ses peaux à les faire saigner
Il regarde en face l’horizon est plus vaste au bout on voit les flashs
du rétrécissement de la chaussée çà donne de l’espoir
Il tente de le distraire sans jamais le regarder
T’as été au salon t’as vu la nouvelle Xt
Ah putain je l’ai testée…
L’autre qui en a marre : j’m’en fous de çà c’est pas pour nous, rêve pas !
Moi tout ce que je veux c’est être à la maison
Et puis dormir puis plus me réveiller jusqu’en septembre
Ah si ! Y fallait que j’la teste la Xt, c’était trop bon
Chacun s’en retourne à ses pensées, des rêves qui n’en sont pas
Des rêves de fuir au plus vite
dans un bolide avec des ailes ou dans le sommeil éternel
Ils se taisent pour s’grignotter les doigts
Le chauffeur monte le son C’est Queen à la radio
Y’a Freddy Mercury qui s’égosille
« I want to break free »….
J’veux me libérer
« T’es pas tout seul mon pote » il reprend le serveur de la canebière
Et puis l’autre blonde qui me chauffe juste pour un croque-monsieur et elle en fout de partout, au lieu d’aller semer ses miettes dans la rue
Au moins elle nourrirait les pigeons
Putain de moineaux qui viennent chier sur les tables
Ils prennent plus de menus ces rats, ils ont plus le temps
Pourtant ils ont du pèze pour faire les îles
Et nous on rame
Et dire que demain on sera encore là dans c’putain de bouchon
Putain j’en peux plus j’tiendrai pas jusqu’en septembre
Terrasse du MUCEM, Marseille juillet 2019
La mère offerte par Martine Chambon
sur le toit terrasse face à la mer
La mère offerte
Son corps abandonné sur une chaise longue en acier trempé
Transparence d’une robe en coton imprimé de fines fleurs des champs
Son visage exposé à la brise méditerranéenne
une résille de béton noir voile le musée cube
brise le souffle du large
projette son ombre dentelée sur le corps rêveur
une fillette tartinée de crème crapahute dans les cases lumineuses
du grand moucharabieh
La fillette rampe jusqu’à la chaise longue s’agrippe à son bord métallique
se hisse jusqu’aux pieds de la femme impassible
grimpe le long de ses jambes
atteint le ventre ballon et se love parmi les rondeurs fleuries
d’un corps au regard perdu dans le grand bleu
D’un geste gracile la main halée de la femme fait glisser la bretelle mordorée
extirpe un énorme sein blanc ponctué d’un téton décentré, sombre et pointu
Les menottes dodues agrippent la mamelle
la bouche en saisit le téton
La fillette étalée sur le ventre de sa mère
S’allaite publiquement
La mère s’offre impassible face à la mer
Brise brisée sur le sein frais
blancheur Insolite parmi les peaux halées des passants
visiteurs émerveillés par la mer fragmentée par la résille du MUCEM
Ils ne voient pas la mère, la mère offerte l’enfant fondue en elle
Peyrebelle, 21 juillet
La femme qui tousse par Martine Chambon
Il y a une petite femme à la terrasse du café, recroquevillée sur sa chaise, le dos vouté, jeune pourtant. Les jambes sont entorsadées autour du pied de fer forgé de la table, un grand sac de cuir bleu avachi à ses pieds déborde de paperasses. Elle en tire un porte monnaie dodu et deux billets de loterie qu’elle pose à côté de la tasse à café. Elle en saisit un et en gratte les cases avec le bout carré de la petite cuillère. Méthodiquement elle décape la pellicule de faux argent de chaque petit rectangle dans l’ordre, de haut en bas, en partant de la colonne de gauche.
La femme gratte en toussant, une toux rauque et sifflotante de fumeuse, une carrière de fumeuse. Colonne après colonne les cases se dévoilent. Le visage collé au billet, la femme gratte en espérant la case gagnante. En oublie le café, gratte le deuxième billet, toujours avec la même rigueur, la même avidité de chance. Même illusion, même désillusion. Les billets sont glissés sous le cendrier qui se remplit au rythme du grattage.
La femme fait place à la tasse, jette le morceau de sucre dans la tasse, touille de la main droite pendant qu’elle porte la gauche à ses lèvres, pour protéger la table de ses postillons. Le sucre ne fond pas. « Putain le café est encore froid ! »
La femme agitée tousse les jambes immobiles toujours entortillées au pied de la table. La femme tronc d’olivier planté près du sac avachi bleu qui regorge d’objets comme une poubelle trop pleine. La femme déborde de trop de choses. La femme poubelle des choses des autres.
Le porte-monnaie posé sur la table regorge de papiers, de pièces jaunes qui roulent, de compartiments dépensiers, la femme tousse en l’air, tend ses lèvres vers le ciel, ses lèvres forment un losange comme le bec des oisillons qui attendent la béquée, la femme manque d’air pleine trop pleine de l’intérieur.
La femme regarde les passants joyeux qui vont par deux à la brocante. Elle les scrute, elle gratte le regard des passants indifférents, comme les cases du billet de loterie, avec la même attente, elle espère un regard gagnant, celui qui fera qu’une seconde au moins elle existera mais son regard tousse, son regard désespéré, comme pour la loterie, c’est perdu d’avance. Le désespoir n’attire pas la chance, la chance ne se mendie pas, la chance aime les regards gagnants, les regards qui étoilent. Pas les regards mendiants. Voilà ce que pense la femme. Alors elle fume encore, allume une clop avec la précédente. Elle crache dans un mouchoir en papier usagé, qu’elle déplie soigneusement pour qu’il serve encore une fois. Elle crache et observe son crachat, y déchiffrera-t-elle une énigme ? Elle replie le mouchoir en 2 et crache à nouveau, puis contemple, replie à nouveau en 2, contemple encore comme pour y chercher une perle, ou comme la voyante lit l’avenir dans le marc de café. Y voit-elle son cancer ? La femme a compacté son Kleenex, du grand art digne de César, le sculpteur compacteur d’objets. Trop de choses à cracher, elle déborde de crachats, de mauvaises humeurs au seuil de sa bouche, prêtes à jaillir. Elle les contient, les compacte.
La femme porte à sa poitrine une main tremblante aux doigts jaunis. Ses poumons lui font mal et pourtant elle rallume une clop et tire plusieurs tafs d’affilée jusqu’à ce que le bout de la clop soit incandescent, jusqu’à ce que les poumons hurlent, elle ne veut pas les entendre.
Soudainement, elle écrase sa clop à moitié consumée dans le cendrier, déplie ses jambes, déploie son buste vouté, se lève, rassemble les objets débordés du porte-monnaie, puis de la besace. Elle cale un billet de 5 euros sous le cendrier. Sans attendre la monnaie elle va rejoindre un autre fumeur à la table voisine.
Le gars l’invite à s’asseoir, elle reste debout appuyée sur la table, il lui propose un kir.
« Y’a dix ans jour pour jour, Félix il rencontrait Morgane et moi je finissais en garde à vue, çà se fête non ?
- Comme quoi on n’a pas tous la même histoire… » toussote la femme en se détournant du gars pour se glisser parmi les chineurs. Son lourd sac bleu allonge son bras décharné et tord un corps soubresauts par la toux qui l’habite. Au stand du bouquiniste, elle compulse les cartes postales anciennes en toussant, elle postillonne sur les cartes muettes puis disparait pour de bon dans une foule bavarde, sa silhouette la fait paraitre vieille très vieille, très penchée par le poids du trop qui l’habite et la femme est jeune pourtant.
Peyrebelle, 21 juillet
Les muettes par Martine Chambon
Hier au bar de l’Estaminet les muets ont été invités à parler. Ce matin sous la terrasse ombragée c’est au tour des muettes. Sur le faux marbre de la table carrée, elles sont deux, inséparables, compagnes solitaires pleines de mots, impatientes.
Etalées au bout de longs bras secs et tatoués. Comme deux chiens harassés attachés à leurs chaines trop courtes. Les yeux mendiants au bout des doigts. Chacune à sa manière, la gauche fébrile, la droite apathique. Les deux en attente. Du bout de leurs doigts, en attente des mots de l’autre.
Sans raison apparente, la gauche s’éveille, curieuse, rampe jusqu’au bord de la corbeille d’osier rouge, un doigt s’érige pour faire basculer la corbeille. Il y avait un croissant, il n’y a plus de croissant, seulement des miettes sur une serviette de papier. Elle glisse dans un va-et-vient du pourtour de la table jusqu’à son centre pour les rassembler en un petit tas. Puis repousse violemment la corbeille qui s’immobilise en un fragile équilibre au bord du vide. Les miettes sont dispersées. La droite flapie se raidit, dérangée par l’éparpillement, recule pour s’agripper au bord de la table comme une perruche effarouchée sur son perchoir.
Une tasse est posée, un sucre dans la soucoupe. La gauche le saisit, tente de le libérer de son emballage de papier, la droite perruche, observe impassible et crispée comme enfermée dans sa cage, impuissante à voler à l’aide de sa compagne.
Le sucre enfin libéré s’enfonce dans la mousse épaisse puis disparaît. La gauche saisit la cuillère et tourne, pose la cuillère.
La droite mal à droite rassemble ses forces et se tend vers la tasse, en agrippe l’anse, la tasse en tremble, la tasse branlante s’approche d’une bouche, mousse sur la moustache, cul sec. La droite satisfaite repose délicatement la tasse. La gauche agacée la repousse brusquement et la tasse va rejoindre la corbeille rouge au bord du vide. Elle saisit le dépliant de l’Office de Tourisme pendant que la mal à droite éreintée s’étale sur le faux marbre souillé par les gouttes du café débordé.
Feuillette en hâte, puis rejette le dépliant au bord de la table. La corbeille, la tasse au point de bascule dans le vide. C’est le tour du magazine TV, compulsé avec la même hâte, la droite sieste.
Puis la gauche saisit le journal, la droite se redresse en appui sur le poignet qu’elle fait glisser jusqu’au bord des pages pour les caler. La gauche assistée s’apaise. Tourne tranquillement les pages. Jusqu’à celle des Obsèques. Les deux mains apaisées, parfaitement symétriques étirent la double page comme pour la défroisser. Les deux compagnes patientent. Le temps que soient lues toutes les annonces.
Puis brusquement le journal est replié, le magazine de l’office de tourisme et le programme TV sont glissés à l’intérieur. Les deux impatientes n’ont plus rien à se mettre sous les doigts. La gauche tente une musique en tapotant. La droite s’en rapproche comme pour l’écouter. La gauche sensible lui tend ses doigts écartés. La droite mal à droite se crispe, en appui sur le poignet tente de répondre à l’invitation, séparent ses doigts crispés pour les glisser entre les siens. Les doigts se heurtent, se blessent. Les deux mains s’emmêlent, s’agacent, se butent, s’exaspèrent. Frustrées, elles se délient, se détachent, s’éloignent.
La droite se retire sur son perchoir au coin de la table pendant que la gauche va grattouiller le genou au bord du bermuda rouge, puis remonte les lunettes, puis gratte le crâne, peigne les cheveux, redescend gratter le nez, revient se poser sur le genou.
Un verre de vin blanc au long pied est déposé sur la table. La droite s’affirme saisit fermement le pied amène le verre aux lèvres tendues, pas de tremblement, cul sec.
La gauche grenouille pince le nez, s’essuie sur le bermuda, sèche les lèvres, époussette la barbe des miettes du croissant, gratte l’oreille, puis revient se poser sur le genou gauche. La droite l’imite, rejoint le genou droit. Apaisées, en symétrie, sous la table les deux mains se reposent sur le bermuda rouge. Puis soudain la gauche tente un nouveau rapprochement, les mains s’accrochent autour du genou gauche, le soulèvent, miracle de faire ensemble. Pourtant les mains entrelacées s’arrachent brusquement l’une de l’autre pour se poser sur les accoudoirs du fauteuil d’osier. Poussent et soulèvent un corps raide. La gauche saisit le journal et les magazines, la droite suit, pendante au bout d’un bras raide.
A seulement les regarder, les muettes ont été invitées à parler.
AU SUPER MARCHE, UN JOUR ORDINAIRE par Folavoine
- Personne ne lui prête attention. Elle est là, debout, accroupie, debout, accroupie. Elle recharge les rayons du super marché, les rayons du bas. Et puis elle recommence, après avoir poussé le chariot qui contient les boîtes de conserve et elle continue tout au long de l’allée.Parfois un client pressé la bouscule un peu, mais il ne s’excuse pas. Personne ne lui parle et elle ne parle à personne. Elle aura mal au dos ce soir, mal au dos et aux genoux. Et pourtant il faudra s’occuper des enfants, faire un peu de repassage, de cuisine , un brin de ménage, et puis.. : demain , demain il faudra bien recommencer : debout, accroupie, debout…
- « Bonjour, vous avez la carte du magasin ? » Combien de fois le répétera-t-elle jusqu’à ce soir ? Et puis elle fait avancer sur le tapis roulant les produits que vous avez acheté. Et puis elle vous tend le ticket de caisse. Et puis sans perdre de temps et en regardant déjà le client suivant elle vous dit « Merci. Au revoir. Bonne journée » Ça aussi elle l’aura dit tant et tant de fois depuis ce matin. Et il n’est que midi et demi, alors elle pense en silence que c’est mercredi et que c’est l’anniversaire de son fils, 8 ans, mais qu’il déjeunera encore tout seul aujourd’hui puisqu’elle n’aura fini son service qu’à 16h.
- « Bonjour. Vous connaissez les Sushi ? Vous ne voulez pas les goûter ? » Certains lui font non, de la tête. La plupart des clients l’ignorent, ne lui répondent pas. Elle est comme transparente. Elle n’a même pas le droit de soupirer, seulement celui de sourire. Pourtant elle en a marre d’être là debout depuis 8h ce matin. Elle voudrait bien pouvoir s’asseoir un peu , ne plus penser aux sushi. Et elle voudrait aussi pouvoir l’enlever ce kimono ridicule qu’on lui a imposé « pour faire japonais ». Elle se dit qu’on l’a déguisée contre son gré, qu’elle ne ressemblera jamais à une japonaise malgré le kimono, et qu’elle n’a même plus le droit d’être elle même.
- Elle recharge les rayons de fruits et légumes. Vite, vite, son temps est compté et elle ne doit pas le perdre. Elle doit aussi vérifier, rapidement, toujours rapidement, qu’aucun fruit ou légume n’est abîmé. Tous doivent être « alléchants » pour le client, c’est le chef de rayon qui le lui a dit. Au rayon des fruits exotiques elle dispose les goyaves, les mangues, les « fruits de la passion », les maracujas, d’autres encore qui ont des noms qu’elle a du mal à retenir.Tous des fruits trop coûteux pour elle. Pourtant elle aimerait bien en acheter, au moins une fois, juste pour goûter, savoir à quoi ça ressemble ces fruits qu’elle manipule tous les jours et qui viennent de pays où elle sait bien qu’elle n’ira jamais.
- Il est là, debout, toujours debout, derrière une sorte de pupitre, à l’entrée du magasin. Personne ne lui dit jamais ni bonjour ni merci. Il est pompier bénévole en dehors de ses heures de travail, mais ici il est « le vigile », alors parfois on lui jette coup d’œil intrigué parce que à sa ceinture pend un interphone et un gros trousseau de clefs. Il est presque comme une statue et ne bougera pas de son poste de surveillance pendant des heures. Comme il voudrait ne pas être toujours regardé comme celui qui contrôle, qui guette le moindre délit, celui qu’on appellera « en cas de problème ». Il se dit qu’ à Pôle Emploi, le mois prochain, on pourra peut-être enfin lui proposer autre chose. Peut-être…Il y a si longtemps qu’on le lui promet.