Sylvie Germain : Petites scènes capitales

Jeudi 2 janvier 2014

Tout à disparu, s’est effacé à son insu. Elle n’a pas vu passer le temps, en elle demeurent l’enfant qu’elle fut, intacte dans ses questions, ses joies, ses effrois et ses rêves, l’adolescente meurtrie par un deuil consumé de jalousie et d’espoir, la jeune femme en errance et celle en grand enjouement amoureux, la marginale au scepticisme irréductible et l’artiste éprise d’empreintes et de couleurs. Elles sont toutes là, debout, yeux grands ouverts dans un passé toujours présent tant il est incorporé, silencieux et vivace. Chair du passé, peau du présent. Elles sont toutes là, celle qu’elle a été jour après jour, comme perdurent au fond du lac la trace du lit de la Seuze, les ruines des maisons, des villages submergés, des vestiges des lieux et de leur noms, les ombres de celles et ceux qui y sont nés, y ont vécus, y sont morts, ou, comme elle et sa famille, y ont séjourné. Elles sont toutes là, ces stances d’elle même, qui la regardent telle qu’elle est en cet instant, ne sera plus demain, et autour d’elles passent un clair-obscur les personnes qu’elle a connue, qu’elle a aimées, bien ou mal peu importe, mais celles-ci ne la regardent pas, ne semblent même pas la voir. Elle aimerait tellement, pourtant, en cette heure, croiser le regard de son père, avoir accès au beau mystère de son visage. Ce n’est que maintenant, alors qu’il s’est retiré à jamais de ce monde, qu’elle entrevoit ce qu’elle n’a pas su voir du temps où il se tenait dans la clarté du visible - dans la fausse évidence du visible. Faut-il que tout soit consommé, consumé, d’un vivant, pour que de l’invisible où il s’en est allé une lumière nouvelle, à la fois ténue et très pure, commence à sourdre, à s’épancher, bouleversant en secret le visible ? Ce n’est que maintenant qu’elle pressent combien est ample, inépuisable, le mystère d’un visage, d’une vie.

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