Emma Becker : la maison

Mercredi 23 novembre 2022

à 25 ans à peine, Emma Becker a décidé de partir il y a quelques années à Berlin, où, contrairement en France, les maisons closes sont autorisées, pour faire commerce de son corps dans deux établissements différents, d’abord le Manège, lieu sordide et peu avenant, puis à la Maison, qui donne son titre au roman et dont elle a ( elle l’assume totalement ; on a donc envie de la croire) totalement apprécié l’experience.

Elle parvient à faire de son enquête immersive un objet littéraire d’une très grande beauté, enchaînant les portraits de femmes , dotée d’une vision très romantique - qui va totalement en opposition avec le coté glauque et sordide qu’on devrait attendre d’un tel sujet. (Bazart - commentaire sur babelio.com)

Hier, je suis avec mon fils qui vide méthodiquement le placard à vêtements pendant que je fais son lit. Je cherche un boutis assez grand pour couvrir son matelas – et dans la commode du couloir, le premier à me sauter aux yeux est le dessus-de-lit de trois mètres sur trois que j’ai acheté lorsque la Maison a fermé. Il patiente là depuis cinq mois, plié à la sauvage, jamais lavé.

« Tu ne veux pas m’aider à remettre le dessus-de-lit ? » me dit Inge à la sortie de la chambre Rouge. Il sort à peine du sèche-linge, il est chaud dans nos mains et presque vivant, c’est moi qui l’ai mis à la machine parce qu’un client avait renversé de l’huile dessus, et Inge et moi nous appliquons, chacune d’un côté du lit immense, à effacer les plis du plat de la main. Nous discutons – de quoi ? Pas moyen de m’en souvenir. Mais je suis de bonne humeur, j’ai un peu d’avance sur mon planning, et c’est presque la fin de toute façon. Inge fait voltiger les rideaux en organdi pour aérer la pièce, la lumière dehors est une vraie splendeur de fin d’été, pas encore orangée et d’une brillance presque surnaturelle. « Je descends, à tout de suite », dis-je à Inge en enfilant mon manteau noir, Inge répond en chantant comme à son habitude, et la porte se referme sur le palier où flotte encore, amoindrie, l’odeur de lessive et de chairs nues.

C’est exactement cette odeur qui est restée piégée dans le dessus-de-lit, cette merveille que j’ai achetée cinq euros, une misère, lorsque la Maison a dû fermer et que la patronne a choisi de tout nous vendre pour une bouchée de pain avant que les tenanciers des autres bordels viennent farfouiller dans nos affaires.

Je l’ai rapporté chez moi comme un chiot abandonné sur l’autoroute et j’ai longtemps prétendu ne pas pouvoir le laver parce que ma machine était trop petite. Mais ce refus tenait tout entier dans mon angoisse de perdre à jamais cette odeur. Sans elle, il ne resterait qu’une étoffe d’un goût douteux, trop grande pour tout, un amas de tissu encombrant que je ne me résoudrais jamais à jeter. Et le voilà, avec son grand pli au milieu qui, à moins d’être parfaitement ajusté, donne à mon matelas un air de guingois. À côté du Petit occupé à vider son placard, je me jette dans les plis encore odorants, la tête tournant comme une toupie au milieu des souvenirs colorés. Il y a les effluves de lessive, bien entendu, et je pourrais retrouver la même marque si j’avais le temps, l’énergie et le manque de scrupules nécessaires pour imposer à ma famille le fumet familier du bordel où j’ai bossé pendant deux ans. Mais comment y apporter la touche acide des hommes qui transpirent et des filles qui se tortillent là en geignant, la sueur, la salive et le reste des sucs humains qui ont séché dans les fibres, et la note délétère, insupportable parfois, du savon bleu que les mecs utilisaient dans la salle de bains ? Même si je ne le lavais pas, le dessus-de-lit exposé à l’air de la chambre finirait par prendre l’odeur du Petit, les fantômes de la Maison (dont je suis) finiraient par s’évaporer et, jour après jour, je capterais un filet de plus en plus ténu jusqu’à ce que ces trois mètres sur trois de tissu brodé deviennent un canevas vierge, sentant les couches et la peau propre de bébé.

Il me faudrait conserver ce dessus-de-lit comme un livre du Moyen Âge en ne le dépliant qu’avec une extrême parcimonie et dans des conditions optimales, sans trop de lumière ni de mouvement. En le rapportant chez moi, j’étais confusément persuadée que la Maison ne fermerait pas, qu’au dernier moment quelque chose ou quelqu’un nous sauverait, qu’il y aurait d’autres babioles à haïr et à adorer – et que même si la Maison disparaissait, elle irait forcément refleurir autre part. Avec tout ce dont j’avais chargé mon appartement, le lit de la Blanche, les miroirs, la table de nuit, la table basse, les serviettes, le petit ventilateur, le souvenir de la Maison survivrait, c’était obligé. Mais les objets ont une façon si gracieuse, si discrète de s’acclimater…


En rentrant chez moi j’avais déjà, vissé dans la tête, un catalogue de peurs plus ou moins légitimes, plus ou moins fondées. J’avais toutes les cartes en main pour ne plus jamais revenir. Pourtant j’y suis retournée le lendemain, et le surlendemain, et quasiment tous les jours pendant deux semaines. Car en un soir j’avais saisi tout ce qui avait inspiré des ouvrages si tristes sur la prostitution. Et par fierté, parce qu’il était hors de question que je ponde un bouquin naïf ou misérabiliste ou pis, un bouquin qui n’aurait effleuré qu’une facette de ce travail, je me suis persuadée qu’il y aurait quelque chose de beau ou de drôle à écrire, même s’il fallait racler le fond du fond. J’espérais que ma voix rendrait humaine la réalité de la prostitution - parce que les livres ont ce pouvoir -, même si moi seule me battais pour ce mensonge-là.

Si je n’avais jamais connu Le Manège, je n’aurais pas pu apprécier la douceur de la Maison qui a donné à ce livre un éclairage nouveau. Et si je m’étais entêtée, si j’étais restée au Manège aux côtés de Milo et de son harem aux yeux blessés, j’aurais écrit un livre terrible, déjà lu mille fois. Depuis l’Albanie, peut-être ?


J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Je ne peux relire mes livres sans m’apercevoir que je n’ai jamais écrit que sur les femmes. Sur le fait d’en être une, et sur les milliers de formes que cela prend. Et ce sera sans doute l’œuvre de ma vie, me tuer à vouloir décrire ce phénomène, accepter l’impression d’avoir en quelques centaines de pages avancé d’un demi-centimètre. Et m’évertuer à être satisfaite de ce demi-centimètre comme d’une découverte majeure. Écrire sur les putes, qui sont une telle caricature de femmes, la nudité schématique de cet état, être une femme et rien que ça, être payée pour ça, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope. Et j’en éprouve la même fascination qu’un laborantin regardant des cellules essentielles à toute forme de vie se multiplier entre deux lamelles de verre.

C’est là que je réalise à quel point la frontière entre le journalisme et la littérature est finalement ténue. Que je ne suis pas du tout faite pour être journaliste, au fond. Aussi égocentrique que la profession puisse l’être, elle n’arrive pas à la cheville du narcissisme qui boursoufle un écrivain comme moi, incapable d’écrire sur qui que ce soit d’autre que lui-même. J’essaie parfois. Quand j’étais à la Maison, précisément quand j’en sortais, ma tête était pleine de leurs bons mots, de leurs rires, de ces phrases essentielles qu’elles lâchaient sans s’en apercevoir ; je les sentais vivantes, si vivantes, j’avais l’impression d’avoir saisi un pan de leur âme. Et ça n’est pas anodin, c’est peut-être parce que leur voix n’est finalement que la mienne. Entre le moment où elles me parlent et celui où je le rapporte sur le papier, leur éclat semble s’être perdu dans la traduction, celui d’un être qui me serait totalement extérieur. Je les raconte avec trop d’amour, trop de révérence, trop de réflexion, j’égare leurs rires bêtes qui ont une telle vérité, les détails insignifiants des journées passées dans leur chaleur. Un parti pris en moi, qui dépasse l’écrivain, veut les décrire comme des statues, comme des icônes. Je les voudrais toutes uniques dans ces pages, toutes splendides mais nous avons fini par fusionner en une seule Femme, et leurs propos sonnent comme les miens. Cette approbation anéantit toute objectivité, une sorte de solidarité féminine si profondément enracinée que je ne la sens même pas.


Emma Becket : La maison, J’ai lu, 2019, pages 11-14, 174-175, 302-303.

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