Jean-Baptiste Cabaud : La folie d’Alekseyev

Jeudi 24 février 2022

Le crachat

Crache, camarade zek, crache. Tu as souffert plus qu’un autre ? Depuis plus longtemps qu’un autre, ici ? Aucune importance. Tu as froid et la lavasse qui t’arrive le soir et a pour nom soupe n’a jamais connu ni le feu ni le légume ? Ça n’a pas d’importance. Tu as faim et tu pleures : tu as vu que tu n’aurais pour manger aujourd’hui qu’une ration administrative minimum de pain noir et la tête d’un hareng trop salé, dont tu suceras le cartilage jusqu’à le faire fondre et qui ne te nourrira pas ? Ça n’a pas d’importance. Crache, camarade. Tu t’es fait tabasser par un de tes frères de misère, qui pas plus qu’un autre en cet archipel de douleur n’a jamais été ni ne sera jamais ton frère ? Il t’a volé cette écharpe miteuse trouée infestée de puces qui était ton seul bien, ton seul trésor ici-bas et c’est encore toi que le peloton a retrouvé dehors gisant et qui en as pris pour trois jours d’isolateur glacé ? Pas d’importance. Crache, mon camarade, crache malgré tout. Le staroste qui règle la vie de la baraque t’en veut ; sur les châlits tu t’allonges maintenant loin du poêle tiédasse, près de la fenêtre brisée par où le vent de nuit envahit la pièce, et quand le sommeil l’emporte enfin sur le froid tu te réveilles les cheveux collés par le gel sur le matelas ? Pas d’importance. Crache, camarade zek, crache. Pour ne pas avoir répondu assez vite, répondu assez fort, ou pour leur propre plaisir, quatre soldats d’escorte t’ont sorti du rang pour te rouer de coups dans la neige gelée et t’ont brisé les côtes à coups de crosses ? Le répartiteur au matin ne veut pas t’envoyer à l’hôpital et tu devras travailler au même rythme, remplir les mêmes normes insensées que les autres ? Ça n’a pas d’importance. Crache, camarade, crache en l’air. Et prie bien fort pour que ton glaviot retombe à terre encore fumant, surtout. S’il gèle avant de toucher le sol, c’est l’hiver qui continue et toujours moins de cinquante degrés sous zéro. En ce cas, tu ne tiendras plus très longtemps, du bout de tes forces malingres, crevard que tu es ! Ne crois tien, ne crains rien, ne demande rien — tu le sais, c’est ton credo. Votre credo à vous autres, malheureux zeks, votre plus belle prière laïque. Alors n’espère rien, mais crache ! Crache les dernières humeurs que ton corps rabougri peut encore sécréter, pour savoir. Et si ne retombe que de la glace, malheur à toi. Ce sera l’OPé, puis l’OKa, les derniers postes de rétablissement pour les gars comme toi, et tu sais ce que dit la chanson qui se chante parfois dans les camps par désespoir : on y part toujours trop tard et on n’en revient pas de ces endroits-là. Une plaque à ton pied matriculée tu auras, camarade et couché sous ton poteau de bois tu seras. Enfoui parmi les autres dans la petite taïga des milliers. La petite taïga de ceux qui ont connu le dernier épuisement avant toi et dont les pieux identiques numérotés s’étendent en bosquets desséchés dans la grande forêt boréale pleine de vigueur. Crache, camarade, crache encore. Crache tant que tu es en vie.


Alekseyev parle : la feuille

Peut-être te souviens-tu de ces films sur les premiers temps de notre aviation militaire, Evguéni. Ces vieux films tremblants, à l’image saccadée, noire et blanche, de ces débuts de guerre, juste avant cet octobre qui donna naissance à notre grande fédération soviétique. Lorsqu’il fallut, pour défendre ce qui était encore ce vieil empire déjà mourant, former quantité de nouveaux pilotes. Les entraînements étaient courts, la théorie réduite au minimum, le temps nous manquait, il fallait à notre pays quantité d’hommes, et bien des aspects du vol et de sa pratique étaient expérimentés par les pilotes seuls et en situation réelle. L’une des plus grandes difficultés rencontrée sur les aéroplanes de cette époque était d’éviter les vortex, ces tourbillons se créant en bout d’ailes, sous elles s’accumulant en forces capricieuses à l’approche du sol et finissant par créer une masse bouillonnante repoussant l’avion en l’air, l’empêchant de poser correctement ses roues à terre. Cette loi physique était déjà bien connue en ces temps-là, mais le profil alors approximatif des ailes ne permettait pas d’évacuer complètement cette résistance. Nombre de ces pilotes inexpérimentés se retrouvèrent ainsi renversés avec leur avion un jour ou un autre, piégés ou surpris lors d’un atterrissage moins contrôlé.

Je m’étais ce jour-là réfugié dans l’église abandonnée des vieux-croyants dont je t’ai déjà parlé, Evguéni. Je ne sais plus quelle était cette fois-ci la cause de cette nouvelle fuite en ce lieu — j’y venais tellement régulièrement — mais je m’étais installé, au sommet de cette vaste colline-clairière entourée d’arbres, à l’intérieur des pierres blanches aux teintes rose sombre, sous ces pans de toits à demi-effondrés que l’herbe et les broussailles s’étaient déjà réappropriés. Tout ici était calme, reposant, et apaisait ce feu qui souvent bouillait en moi. Installé dans un recoin abrité de ce bâtiment vidé de ses icônes, sur un vieux banc de bois, je lisais justement un livre de physique traitant du problème des vortex et de l’écoulement des fluides. Le hasard, Evguéni ! Y crois-tu ? Il s’ingénie parfois à être tellement troublant dans ses coïncidences, dans sa perspicacité ! Cela ne m’étonne guère que certains ne croient tout simplement pas à son existence ou n’y veulent voir que quelque envoi divin de signes supérieurs. Une feuille, Génia. Une simple feuille d’arbre a orienté ma vie entière ce jour-là. Une longue feuille verte se détachant de la branche qui la portait, chutant par le toit défait en tourbillonnant dans cette église. Pareillement, qui pourrait dire pourquoi j’ai relevé les yeux justement à cet instant-là ? C’était incroyable ! Je regardais cette feuille descendre, virevoltante, magnifique, orientant sa trajectoire, à gauche, à droite, ne pouvant résister aux courants qui influençaient son vol. Elle est doucement descendue jusqu’au sol. Mais au lieu d’y venir mourir, comme elle l’aurait dû, arrivée sur les dalles lézardées, à ras de terre, elle ne s’est pas posée. Elle est restée en l’air, avançant soudain, flottant maladroitement, à quelques millimètres du sol. Elle semblait ne jamais devoir se poser. L’air emprisonné sous sa forme bombée l’en empêchait, Evguéni. Tout simplement. Et ainsi portée, elle a bien fragilement, et contre toute attente, traversé une large partie de la vieille nef abritée du vent extérieur. C’était extraordinaire. Quelle réunion de circonstances avait-il fallu pour créer à cet instant, devant moi, cet événement physique quasiment impossible ? Une forme accidentelle, particulièrement propice, du limbe de cette feuille ? Un léger courant d’air au ras de ce sol abîmé, peut-être ? Quelque inclinaison particulière d’une suite de dalles légèrement déchaussées ? Je ne sais pas. Mais j’étais véritablement fasciné, avec encore mon livre entre les mains. Et je comprenais, en même temps que je voyais. Tout faisait sens. Il m’allait falloir développer ces idées, bien sûr, mais l’intuition était là ! Ne pas chercher à les réduire, ces courants chahuteurs. Considérer leur envers. Et l’utiliser : les avions refusant de se poser le démontraient, les vortex créaient une portance… La feuille venait de le démontrer, on pouvait se servir du coussin d’air ainsi créé pour se déplacer. Alors les accentuer, ces courants, au contraire. En les domestiquant. Se faire un allié de l’ennemi qu’on ne peut pas vaincre.

Repartant de là, j’étais en jubilation, Génia ! Également parce qu’avoir eu la révélation de ce principe physique dans la maison de dieu, la symbolique était succulente.


Evguéni songe : la targa me voit

Je volais. Dans la nuit, au ras de la toundra. Protégé par des blocs d’obscurité, par le crépuscule polaire, tout au Nord, là ou encore l’homme peut être être d’invisibilité, je volais. À trois mètres au dessus du sol. Au ras de la toundra. À deux cents kilomètres heure, te rends-tu compte, Rostislav Evguéniévitch ? Soixante kilomètres par heure de plus que ce que tu avais prévu. Porté par le coussin d’air que créait le déplacement de la machine, j’avançais, suspendu dans le vide glacé. Sans une secousse, me semblait-il. Je distinguais de temps en temps — mal, souvent, à cause de l’étroitesse des vitres — au loin, sur la droite, l’un des derniers arbres. Un sapin, un bouleau boréal couvert de neige et de lambeaux pendants de lianes. De mousses gelées. Immobile et droit dans la nuit. La taïga finissait là. Là, elle s’étiolait. Mourait, à cette frontière nord de son existence, ne laissant place qu’à l’immensité d’une steppe vide. Tu vas rire, mais je me suis posé une question à cet instant. Oh, tu le sais, le regard de l’autre m’importe peu, cependant… À cet instant précis, je me suis demandé : à quoi pouvais-je ressembler ? Non, ne ris pas ; imagine, plutôt. S’il s’était trouvé, entre ces derniers arbres, dans ce désert de nuit et de neige un homme pour me voir passer, moi, suspendu dans la nuit, au loin. Un éleveur de rennes samoyède, peut-être, suivant le rythme hasardeux de ses troupeaux, perdu ici, tournant la tête et voyant… quoi ? Cette machine aux formes étranges, ne ressemblant à rien de ce qu’il aurait pu connaître, vociférante dans l’obscurité profonde que mes phares dispersaient à peine. Ces tourbillons furieux de neiges et de brouillards soulevés à mon passage. Ce déchirement hurlant de l’espace me précédant. Le vacarme hystérique de cette turbine striant la nuit, vrillant le long silence des lieux. Cet homme, aurait-il rien vu d’autre que du bruit ? Le monde est multiple, Rostislav Evguéniévitch… Qui peut dire, sans connaître tes rêves, sur quoi tu travailles ?

Jean-Baptiste Cabaud : La folie d’Alekseyev, Dernier Télégramme, 2017, pages 23-24, 34-36, 69-70.


Retrouvez ici une vidéo extraite de Nouveau Noum - une création de Saint Octobre (Jean-Baptiste Cabaud et David Champey).

Voir en ligne : Site du poète Jean-Baptiste Cabaud

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