Jean-Luc Parant : Les yeux nouveaux

Lundi 29 août 2022

Quand notre main ne suffira plus à cacher le soleil dans le ciel, le soleil sera redevenu du feu. Tant que le soleil tiendra dans notre main, nous serons voyants. (note de l’éditeur)

IV. L’homme pense une nouvelle espèce humaine

L’homme pense pour s’échapper de son corps. Quand il s’est mis à penser, sa tête s’est séparée de son corps et il a pu être avec elle là où il n’était pas avec son corps.

L’homme pense pour s’échapper au-dehors. Si l’espace est si grand, si le vide est sans fin, c’est parce que l’homme est sorti de lui-même et qu’il est entré dans l’univers tout entier.

L’homme a quitté son corps pour vivre dans le monde avec la terre et le ciel, pour vivre avec le plus de terre et le plus de ciel dans le monde. L’homme a quitté son corps pour que son corps ne délimite plus le monde qui l’entoure. L’homme a quitté son corps pour sauter par dessus son corps, pour sauter par dessus tous les horizons. Si l’espace qui l’entoure est infini c’est parce que sa pensée lui a ouvert le ciel au-dessus, sa pensée lui a ouvert la terre au-dessous, sa pensée a creusé des ouvertures partout. Avec elle, il peut passer à travers tout.

Il n’y a pas d’espace infini, il y a seulement l’espace de la pensée.

Si pour les animaux le monde est très petit, pour l’homme il est très grand. Pour les animaux le monde existe seulement quand le monde est à leur taille, le monde existe quand le corps qu’ils n’ont pas quitté peut y entrer, le monde n’est pas plus grand que l’espace qui les contient.

L’homme a quitté son corps pour que le monde n’ait plus de contours, pour que le monde ne soit plus que de la rondeur de ses yeux, pour que le monde ne se limite plus à une forme touchable mais à deux petits volumes insaisissables sur son visage, à l’un très lointain dans le ciel, à l’autre très proche sous ses pieds en le soleil et la terre dans l’espace sans fin de sa pensée. Pour que le regard ne soit plus que ce qui différencie les hommes entre eux.

Si les animaux se différencient par ce qu’ils mangent, par ce qu’ils entrent dans leur corps, l’homme se différencie par ce qu’il pense, par ce qu’il entre dans sa tête.

Si les animaux ont un corps pour se différencier les uns des autres, l’homme a une tête.

L’homme a perdu son corps, les animaux n’ont jamais eu leur tête. Si nous avons été un animal, les animaux, eux, n’ont jamais été des hommes.

Si les animaux n’ont pas d’avenir c’est parce qu’ils ne font naître qu’eux-mêmes en les autres animaux. Leur ventre se gonfle non pas pour qu’ils s’échappent de leur corps en un autre corps, mais pour faire sortir de leur corps le même corps, pour ne pas mourir et rester immobiles dans le temps.

Les hommes, eux, avancent dans le temps. Le ventre des femmes se gonfle pour que l’homme disparaisse au-delà de lui-même en un nouvel être vivant. Comme si, si une même espèce animale avait pu faire naître toutes les autres, aucune espèce ne se serait main tenue en vie et tous les animaux seraient devenus humains.

Si chaque animal renaît en l’autre animal qu’il fait naître, chaque homme meurt en l’autre homme, chaque homme disparaît en celui qu’il fait naître sur la terre. Chaque homme est une espèce à lui tout seul qui ne se reproduit jamais qu’en une autre espèce.

Les hommes disparaissent tous dans l’infinie nuit qui les entoure.

L’homme est comme un animal qui pourrait s’accoupler avec tous les animaux. S’il n’a qu’une seule forme de corps, il a une infinité de formes de pensée et c’est ce qui le différencie de tous les autres hommes, comme les animaux se différencient entre eux par la forme de leur corps. Si les hommes ne sont pas des animaux c’est parce qu’ils ont tous la même forme de corps et ne se différencient que par la forme de leur pensée. Ainsi ils peuvent, en s’accouplant, faire naître une infinité de sortes d’hommes. Une infinité d’hommes qui ont tous disparu et dont chaque sorte n’a vécu qu’un court moment sur la terre pour ne plus jamais réapparaître dans une autre tête.

L’homme est un animal qui peut faire l’amour à tous les animaux. Aux animaux les plus éloignés de lui, aux animaux les plus différents, les plus petits et les plus grands.

La forme unique de la pensée de l’homme qui le différencie autant des autres hommes que les formes du corps des animaux différencient les animaux entre eux, n’empêche pas l’homme de s’accoupler avec tous les autres hommes et de faire naître avec eux un homme nouveau, d’une nouvelle sorte, un homme à nul autre pareil, un homme aussi différent d’un autre homme que l’éléphant l’est de la cigogne dans l’espèce animale. Un homme dont l’apparition fait exister sur la terre le premier et le dernier spécimen d’une nouvelle espèce humaine.

Jean-Luc Parant : Les yeux nouveaux, Lettres vives, 2005, pages 21-24.

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