Maylis de Kerangal : Canoës

Dimanche 9 janvier 2022 — Dernier ajout vendredi 7 janvier 2022

« J’ai conçu Canoës comme un roman en pièces détachées : une novella centrale, “Mustang”, et autour, tels des satellites, sept récits. Tous sont connectés, tous se parlent entre eux, et partent d’un même désir : sonder la nature de la voix humaine, sa matérialité, ses pouvoirs, et composer une sorte de monde vocal, empli d’échos, de vibrations, de traces rémanentes." Maylis De Kerangal

Ce que Zoé appelle sa « voix de chiotte » n’est pas autre chose qu’un timbre clair et vif, une voix au débit saccadé, pointue mais capable de s’élever sans stridence - un ruisseau de montagne. Je l’aime cette voix, c’est la sienne. Quand je pense à Zoé, c’est ce timbre qui revient et, dans son sillage, la nuit où elle avait chanté des standards de folkeuses américaines : nous campions au cœur de l’Aubrac, les canoës reposaient dans l’herbe, c’était l’été, la tente amplifiait sa chanson tel un patio andalou, Zoé avait la voix limpide et le silence entre chaque son était d’une densité de platine.

Il semble pourtant que cette voix soit trop aiguë pour devenir une voix radiophonique. Ici, on n’aime pas trop les petites voix sucrées ! a-t-on balancé récemment à Zoé, manière de la prévenir que son accès au micro était compromis et qu’elle ferait mieux de revoir ses rêves à la baisse. Un présage qu’elle a entendu comme une incitation à se montrer opiniâtre, à prouver sa valeur, et surtout à travailler sa voix afin de la rendre plus grave, plus profonde, plus posée. Plus masculine tu veux dire ? ai-je demandé. Moins féminine en tout cas, m’a-t-elle rétorqué en s’allumant une clope. Zoé est donc partie en quête de sa voix grave, celle qui connote la compétence, l’autorité et l’assurance que l’on refuse à sa voix aiguë. Chaque semaine, elle se rend chez un coach vocal qui lui apprend à baisser sa fréquence car ce n’est pas évident les voix aiguës, tu sais, elles passent moins bien à la radio, c’est technique, c’est lié à l’oreille humaine, faut penser aux auditeurs. Le coach, un individu hautement qualifié, l’a visiblement confortée dans l’idée que sa voix est, sinon une voix de chiotte, du moins un désavantage naturel, celui que portent les voix de femmes, car plus tu parles aigu, plus tu es perçue comme fragile, nerveuse, moins résistante, à l’inverse, plus la voix est grave, plus celle qui parle est jugée solide, rassurante, digne de confiance, tu vois ? Je dodelinais de la tête en faisant la moue, tout cela n’avait précisément rien de « naturel » à mes yeux, mais Zoé a conclu que, justement, la voix des femmes avait baissé depuis une cinquantaine d’années, depuis qu’elles avaient commencé à rallier les lieux de pouvoir : c’est scientifiquement prouvé. Et comme pour fêter cette mue sociale des voix féminines, cette révolution vocale, nous avons recommandé deux White Russian.

La terrasse s’était remplie, elle débordait maintenant sur le trottoir, noyée dans le brouhaha des commencements de nuit, mais tout se passait comme si Zoé et moi avions recréé la tente de la randonnée en Aubrac, cette capsule textile où mon amie avait chanté toute la nuit ces hymnes de filles indépendantes et fières. Je me suis souvenue alors des hommes aux jambes blanches couvertes de piqûres d’insectes qui avaient réalisé les premières études sur les primates, loupant l’essentiel, captivés qu’ils étaient par le comportement des mâles, des alpha mâles, des super mâles, et négligeant le rôle des femelles : ils observaient la vie sociale des grands singes au prisme de la société où eux-mêmes évoluaient. Il avait fallu attendre qu’une jeune femme vienne observer les chimpanzés et s’assoie parmi eux dans les herbes hautes - une jeune femme blonde à la voix fine, lente et incroyablement sûre — pour que la complexité de leur monde soit connue. J’ai repris lentement : ces voix de femmes qui baissent leur fréquence et se rapprochent de celles des hommes, c’est une bonne nouvelle ? Zoé s’est reculée de la table de manière à bien me cadrer dans sa focale, le visage attisé par les lumières, et m’a parlé comme à une gosse récalcitrante que l’on veut convaincre sans contraindre : oui, m’a-t-elle déclaré en détachant les syllabes, abandonner la voix de petite fille poo poo pee doo — elle a imité le chant de Marilyn -, la voix acidulée qui veut séduire, la voix sucrée qui veut être protégée, liquider la voix fluette dressée à rassurer la grosse voix mâle, à ne jamais inquiéter son pouvoir ni contester sa place - elle ponctuait ses phrases en hochant la tête chaque fois qu’elle prononçait le mot « voix », sans me lâcher des yeux , dressée à adoucir, à arrondir, à charmer, en finir avec cette mascarade de la voix féminine, oui, cette mascarade, c’est une bonne nouvelle. Elle a passé la main dans ses cheveux, elle était lucide et déterminée, mais quelque chose en moi résistait, refusait en bloc la supériorité assimilée de la voix grave, les arguments techniques bidon, les sentences du coach vocal hautement qualifié, et l’idée de devoir modifier sa voix pour avoir simplement le droit de passer à l’action.

J’écoutais Zoé. Je ne voulais pas que sa voix singe celle d’un homme aux jambes blanches couvertes de piqûres d’insectes, je ne voulais pas que sa voix soit engloutie dans la limaille de fer, que les vibrations de ses minuscules cordes vocales qui signaient sa présence vivante dans le monde relèvent d’une biodiversité menacée – fallait-il assécher tous les ruisseaux de montagne ? Autour de nous, la terrasse était clairsemée, silencieuse, la nuit se prolongeant ailleurs, dans d’autres fêtes, mais les lueurs orangées des chauffages nous coloraient les joues, tandis que les étoiles scintillaient là-haut dans le ciel glacé. Le moment était revenu de chanter ensemble, et nous avons appelé deux autres White Russian.

***

La Mustang pique du nez, et je sens que j’ai basculé moi aussi. L’onde du choc continue d’épaissir l’espace, elle achève l’accident. Les tôles embouties au ralenti, la matière à jamais déformée. Le silence claque dans la cabine. Quelque chose d’irréversible a eu lieu.

Une voix d’homme, lointaine, are you ok ? Des coups contre la portière. Je respire, je suis sauvée. J’ouvre les yeux, je bouge un bras. Don’t move ! Le parking est en contrebas, la Mustang posée en équilibre sur deux véhicules garés côte à côte, et qui ne demandaient rien. Les flics sont déjà là, quatre ou cinq, et parmi eux, le shérif avec son étoile - ce n’est pas un rêve –, il s’avance au-devant des autres, ballonné dans une veste en peau, les chaussures pointues, effaré, et demande un ton plus fort, la tête relevée vers moi : who are you ? Je remue sur le siège, la Mustang remue. Des cris s’élèvent en contrebas, no ! no ! Je parviens à ouvrir la portière qui se détache brusquement dans un fracas de métal et pend dans le vide. Un flic approche, il me tend les bras pour que je puisse descendre — comme si je devais sauter de cheval, justement, m’attrape par la taille et me dépose sur le sol. Everything is fine, young lady ? Je reprends pied au milieu des gyrophares et des sirènes, parmi ces voix américaines que l’on entend dans les talkies-walkies des années quatre-vingt. Une cascade de cinéma. Je fais quelques pas sur le parking. On s’écarte sur mon passage, on m’observe comme une bête curieuse — je suis la souris verte. Je ne peux pas parler, j’ai la mâchoire bloquée. Des témoins miment déjà la scène aux flics interloqués, ils font de grands gestes dans le ciel, je les entends crier : out of control, crash, crazy girl. Personne ne comprend rien. Je dois prévenir Sam.

Á mesure que la rumeur de l’accident se répand, des gens accourent autour de la Mustang, ils s’alignent bras croisés sur le ventre et se donnent des coups d’épaule en faisant la grimace, a fucking beautiful car ; certains me dévisagent d’un cil mauvais. Ceux qui sortent du Safeway en poussant leurs caddies arrondissent des yeux stupides, la main sur la bouche, oh my gosh, et parfois s’arrêtent pour attendre la suite. Une femme, le chariot gavé de provisions, parle à un policier qui me désigne, elle tourne la tête dans ma direction et nos regards se croisent - l’une des deux bagnoles sous la mienne est la sienne. Un type ouvre la porte arrière d’une ambulance et tire devant moi un brancard à roulettes, mais non, ça va, je suis ok, indemne, pas une égratignure, pas même un bleu — j’aurais eu la gueule en sang, les choses eussent été différentes, ma gêne et ma honte moins grandes. Le froid m’envahit. Je voudrais disparaître comme ceux qui ne se sont pas adaptés.

***

Ils étaient là, tous les trois, dans la cuisine, la bouteille de champagne débouchée sur le plan de travail, mon père, ma mère, et mon frère Abel qui soudain a voulu dire quelque chose, me porter un toast, marquer le coup, si bien que nous nous sommes raidis et avons fait silence, les yeux posés sur lui, attentifs — ma mère étonnée mais radieuse qu’il prenne cette initiative, s’embarque dans une proclamation solennelle , il s’est mis en position, a levé son verre à hauteur de joue, et c’est à ce moment-là que j’ai remarqué qu’il s’était changé, avait revêtu une chemisette propre, treize ans paraissant quinze, dégingandé, lunaire, et cette façon qu’il avait de sourire en coin, heureux de nous surprendre, j’ai senti revenir la douleur dans ma gorge, la crue de l’émotion, mais alors, bouleversé lui aussi – sachant désormais que c’était joué, que j’allais partir , il a bloqué dès la première syllabe, les lèvres retroussées sur un son qui se répétait, revenait, insistait, mais ne parvenait pas à enchaîner les suivants derrière lui, à tracter le mot, la phrase, la proclamation dont il avait pris le risque, le flux de sa parole anéanti avec le premier souffle, comme si les douzaines de séances avec l’orthophoniste, la musculation de l’appareil phonatoire, les exercices respiratoires, comme si toute méthode s’était volatilisée, le langage avait fui de la bouche de mon frère, et ça résonnait dans la pièce, mon père bras croisés serrait sa coupe contre son poitrail, les yeux baissés sur le carrelage, les lèvres closes, luttant sans doute pour ne pas achever lui-même ce toast qui virait à l’épreuve, car devant nous Abel faisait du surplace sans embrayer sa déclaration, le sens de sa parole, son intention aimante, tout cela courait au-devant, fonçait vers moi à toute vitesse, quand lui demeurait loin derrière, et plus il essayait de le rattraper, de revenir à sa hauteur, synchrone, plus je percevais le chaos qui noyait son palais, les phonèmes catapultés contre ses dents, ratatinés les uns sur les autres, et formant maintenant comme un bouchon inexpugnable – b, b, bon, b, bon , il progressait si lentement dans sa phrase que ça me rendait dingue, et parfois même revenait en arrière, retournait tamponner cette putain de première syllabe qui obstruait le passage, je le fixais de toutes mes forces, et l’encourageais, hochant la tête, donnant du buste comme de petits coups de boutoir dans l’atmosphère à chacune de ses tentatives, puisqu’il me semblait taper contre un mur pour trouver une porte, une ouverture, sa face grimaçante à présent, déformée, les zygomatiques crispés, tremblant, les tempes moites, et le regard noir d’une telle fixité qu’il aurait pu désintégrer la vieille cage à oiseaux dans sa ligne de mire – bon, bon, bon vent à ma gr, gr, gr, à ma gr, gr, à ma grande s, s, s, sœur , je ne tenais plus, j’aurais voulu débonder cette bouche, abréger le calvaire de mon frère, alors j’ai entrouvert mes lèvres, je les ai remuées pour mimer l’articulation du mot qui ne venait pas, muette, mais ma mère, par sa seule présence, la tension explosive de son corps, m’a intimé d’arrêter ça tout de suite, de la fermer et d’attendre, puisque Abel ne renonçait pas, le champagne giclait de sa coupe à chacun de ses efforts mais il persistait, et quand enfin il a prononcé sa phrase entière - bon vent à ma grande sœur qui a le bac et va partir à la fac —, la chemise et les doigts aspergés, ahuri, triomphant du langage comme d’une tempête, nous avons bu direct comme si de rien n’était.

Maylis de Kerangal : Ruisseau et limaille de fer / Mustang / After in Canoës, Verticales, 2021, pages 26-30 / pages 99-101 / pages 135-137.

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