Pierre Bergounioux : Métamorphoses

Jeudi 7 juillet 2022

Comme il l’avait fait avec La mue, Pierre Bergounioux revient sur ses démêlés avec le temps et son inlassable travail sur l’existence. A toutes les échelles de l’histoire, il en flaire et détoure les empreintes. Tout n’est que résurgence dans ces Métamorphoses où chacun des actes présent semble procéder d’une cause à venir, et inversement.

Note de l’éditeur

Il y a une dizaine d’années, l’été, l’après-midi, dans une pièce qu’on vient de cirer, abandonnant la conversation pour marcher, pas courir, marcher, mais vite - droit à travers tout jusqu’à l’embrasure de la porte-fenêtre contre laquelle vient de se poser un longicorne que je sais n’avoir pas. Il a été attiré par l’odeur de térébenthine. Elle a fait naître dans sa cervelle d’idiot l’idée de pins opulents, d’infinies forêts où déposer sa ponte. Il a quitté ses retraites inconnues, remonté l’effluve balsamique jusqu’à sa source et l’on s’est rencontrés. Un deuxième spécimen débarquera moins d’une heure plus tard et suivra le sort du premier. Nettement conscient, à ce moment-là, que quelqu’un dont j’ai partagé autrefois la destinée réoccupe le devant de la scène tandis que le personnage tardif dont on a appris malaisément le rôle présente au parterre légèrement interloqué des explications confuses, des excuses vagues pour cette chasse inopinée dans un salon ciré. N’empêche que c’est comme ça que l’entomologiste en culottes courtes s’est procuré les deux seuls spécimens de Criocephalus rusticus qu’il ait jamais possédés.

C’est encore lui qui surveille d’un œil passionné, assez récemment, les évolutions d’un grand carabe violet dans la flaque de lumière tombée d’un lampadaire pendant que l’apparence vieillie, méconnaissable sous laquelle il respire, désormais, donne la réplique, et le change, au voisin qui me raconte je ne sais quoi, l’été, encore – mais un autre – dans la nuit qui vient. Carnassiers brillants aux mandibules dentelées comme des kriss malais, bourrés d’acide butyrique pour digérer de l’extérieur leur proie, les carabes fuient la clarté du soleil. On ne saura rien de leur existence si l’on mène soi-même une vie normale pendant que, tapis sous la mousse, l’écorce, les pierres, ils ne perdent rien du bruit, de l’agitation dont nous emplissons le théâtre du jour. Lorsque l’obscurité descend et que nous nous réfugions à notre tour entre quatre murs, sous des draps, ils quittent leurs repaires pour courir le monde. Le carabe ne vole plus. Ses élytres sont soudés. Les Allemands l’appellent, familièrement, le coureur - der Laufer.


Nos actes présents ne procèdent pas tous d’une cause prochaine, du type qui semble en être le foyer mais, bien souvent, d’un petit personnage ignoré, oublié. Il existe peut-être une concordance entre les objets si divers qui composent le monde et les états successifs par lesquels nous passons. Ainsi l’enfance aurait-elle partie liée avec le petit, le grouillant, le coloré, les jouets, les plinthes, les pieds de table, les grains de sable, les miettes, les coccinelles et les hannetons. Ils lui masquent les choses grandes et graves et sombres qu’on découvre en grandissant. Ce sont les ombres immenses debout à l’arrière-plan qui suscitent l’adulte. Mais l’enfant possède un discernement spécial. On l’observe également chez les jeunes animaux. Généralement, il s’étiole et se perd avec l’âge. C’est dommage. Le monde, aussi longtemps qu’il existe, réclame une attention chronique, une invention continuée.

Pierre Bergounioux, Métamorphoses, Fata Morgana, 2021, pages 12-13 et 14-15.

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Pierre Bergounioux : Le premier mot

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