Arnaud Cathrine : Roman de plages

Mardi 13 mai 2025

« Une séparation, ce n’est rien. Et c’est toute une vie. » Ces mots, Raphaël les a accueillis comme une consolation. Sans doute aussi comme l’impulsion qu’il lui fallait pour arrêter de croire qu’il était irrémédiablement brisé. Certes, il n’a pas vécu une tragédie mais quand même : Anna l’a quitté après vingt ans passés ensemble.

Bien sûr, il y a la décision de me quitter. Mais il y a aussi ce temps (que j’imagine assez long) durant lequel Anna l’aura mûrie. Il se peut qu’elle en ait d’abord eu la tentation (un rôle de composition aura commencé ici, pour ne pas se démasquer), puis l’envie franche et, enfin, la décision à proprement parler. Encore aura-t-il fallu trouver le courage, fixer l’instant de la mettre à exécution, ou attendre le moment imprévisible où elle en serait brusquement capable (c’est sorti tout seul). Un temps infini durant lequel nous vivions soi-disant ensemble, nous baisions soi-disant ensemble, nous dormions soi-disant ensemble, mais nous n’étions déjà plus ensemble. Elle le savait. Moi pas. Et qu’aura-t-elle attendu pour m’en parler ? D’être allée bien au fond de son désamour (dans une situation aussi grave, le doute ne suffit pas, il faut des certitudes) ? Tergiverser jusqu’à ce que ma présence l’exaspère, lui pèse, que ma peau l’irrite, que ma langue et ma queue l’encombrent, que mon haleine la dégoûte, qu’elle étouffe et qu’elle ait tout à fait envie de me fuir. Revisiter les derniers mois à cette lumière m’est insupportable.

Comment cesser d’espérer un vacillement de sa part ? Comment enrayer ce : elle réfléchit encore. C’est pourtant là tout ce qu’on peut faire de l’inacceptable dans un premier temps : prêter à l’autre la souffrance du remords quand il n’est que soulagé, les atermoiements de qui ne sait pas ce qu’il veut quand il a bel et bien trouvé.

Lorsque le besoin de comprendre m’aura lâché. Lorsque je cesserai d’exiger d’elle une raison recevable à son désamour (quelle raison pourrais-je juger recevable ?). Lorsque je me serai épuisé à ressasser mille et une hypothèses : me suis-je absenté trop souvent pour me consacrer à mes foutues plages d’écriture, suis-je un mauvais coup, qu’ai-je perdu de vue pour l’avoir perdue elle, aurais-je pu l’éviter ? Des milliards d’êtres humains n’ont-ils pas passé des milliards d’heures à tenter de comprendre la fin de l’amour sans jamais y parvenir ? Comprendre quand ça a commencé et pourquoi c’est arrivé changerait-il quoi que ce soit ? Rien du tout. La psychiatre a raison : je m’accroche à cette obsession tout comme je tiens près de moi l’angoisse car elles me relient encore et toujours à Anna. Je suis maître en ma demeure toxique et je diffère la fin de tout.


Lundi 30 mai

Texto d’Anna trouvé au réveil :
« Ne m’appelle plus pour le moment. »

Pas mis les pieds à la plage aujourd’hui.
Rien d’autre à dire de cette journée merdique.

Mardi 31 mai

– Ou bien Labenne ? suggère ma fille. Dans le genre Contis, mais plus au sud.
– Tu ne voudrais pas découvrir plutôt ? Les Landes, on connaît…
– La montagne ? Mais non, je suis conne : tu vas vouloir un bord de mer, comme d’hab’. Ça avance d’ailleurs ton livre ?
– Pour l’instant, ce n’est pas un livre. Je n’ai pas trouvé l’idée. C’est un simple journal.
Je vide mon verre.
– T’as des nouvelles ? finit par demander Jeanne.
– Si tu me poses la question, c’est que tu le sais. Alors oui j’ai appelé vendredi dernier, je n’ai pas laissé de message, et elle m’a balancé un texto hier.
– T’as pas pu t’empêcher, quoi… C’était pourtant le deal, non ? Pardon.
– Quoi « pardon » ?
– Oh, je sais jamais si on peut en parler ou pas, c’est relou !
J’hésite (mais le rosé est mauvais conseiller).
– Elle parle un peu de moi ?
Ma fille garde le silence quelques secondes, puis elle dit :
– Non.

Arnaud Cathrine : Roman de plages, Flammarion, 2025, pages 62-63, 70-71.


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