"Je me suis arrêté là. Une semaine est passée, et puis une autre, sans que je puisse ajouter au texte une ligne ni même un mot, comme si celui-ci s’était figé dans un statut temporaire, devait à jamais rester une ébauche, une tentative avortée. Chaque jour je me suis assise devant mon ordinateur, j’ai ouvert le fichier intitulé Rien, j’ai relu, supprimé une ou deux phrases, déplacé quelques virgules, et puis plus rien, justement, rien, du tout. Cela ne fonctionnait pas, ce n’était pas ça, cela n’avait rien à voir avec ce que je voulais, imaginais, j’avais perdu l’élan. (…)
Pour avoir le sentiment d’avancer, j’ai décidé de retranscrire les entretiens que j’avais menés, les retranscrire mot pour mot comme on le fait dans le métier que j’ai longtemps exercé, en vue d’une analyse de contenu, selon une grille de lecture généralement définie par avance, à laquelle s’ajoutent des thèmes spontanément abordés par les interviewés. J’ai commencé et j’y ai passé des journées entières, casques sur les oreilles, les yeux brûlants face à l’écran, avec cette volonté insensée de ne rien perdre, de tout consigner. (…)
Sans doute avait-je espéré que, de cette étrange matière, se dégagerait une vérité. Mais la vérité n’existait pas. Je n’avais que des morceaux épars et le fait même de les ordonner constituait déjà une fiction. Quoi que j’écrive, je serais dans la fable. Comment avais-je pu imaginer, un seul instant, pouvoir rendre compte de la vie de Lucile ? Que cherchais-je au fond si ce n’est approcher la douleur de ma mère, en explorer le contour, les replis secrets, l’ombre portée ? (…)
Quelques mois après la rédaction de ce texte [1], et le silence qui entoura sa diffusion, Lucile fut internée pour la première fois. La coordination est à l’écriture ce que le montage est à l’image. Telles que j’écris ces phrases, telles que je les juxtapose, je donne à voir ma vérité. Elle n’appartient qu’à moi.
Delphine de Vigan : Rien ne s’oppose à la nuit, Le grand livre du mois 2011, pages 43, 44, 47, 252