Violaine Bérot : Tombée des nues

Jeudi 17 avril 2025

Dans « Tombée des nues », Violaine Bérot s’empare avec tact d’un sujet ô combien délicat : le déni de grossesse et l’instinct maternel. Cela se passe dans une ferme isolée en moyenne montagne. Marion, éleveuse de chèvres, met au monde une petite fille sans avoir eu conscience de sa grossesse. Grâce à la présence d’esprit d’un voisin, le bébé et les parents choqués sont emmenés à l’hôpital situé en plaine. En attendant le retour de la petite famille, les villageois s’unissent pour soulager les parents malgré eux.
Jean-Marie Félix, https://www.rts.ch/info/culture/livres/9298304-tombee-des-nues-de-violaine-berot-naissance-dun-roman-choral.html

20.
mais comment ai-je pu, moi, ne pas comprendre, moi qui dormais toutes les nuits avec elle, comment peut-on concevoir que je n’aie rien vu, rien deviné pendant des mois, rien compris ni dans la salle de bains ni tout le temps de la route en voiture, comment est-il possible que je sois resté aussi obstinément aveugle, pourquoi m’a-t-il fallu attendre que Dédé s’arrête devant l’interphone des urgences et prononce le mot accouchement pour qu’enfin tout m’explose en pleine gueule

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23.
j’avais totalement perdu pied, depuis qu’on était sortis de la voiture je n’avais pas réussi à prononcer un mot, je suivais, j’essayais de ne pas lâcher Marion, le corps de Marion qu’on emportait, j’étais dans l’incapacité de parler, je me rappelle seulement avoir entendu Dédé dire de moi à la sage-femme que j’étais le père, mes autres souvenirs sont vagues, on avait dû arriver à l’hôpital vers 2 heures du matin, mais je pense n’avoir réellement admis l’existence d’un bébé que bien plus tard, lorsqu’on m’a expliqué que Marion allait mieux, que sa tension s’était stabilisée, qu’elle pouvait maintenant quitter la salle pour partir en chambre, j’ai réalisé que quelque part un bébé sorti d’elle nous attendait même si ce bébé restait une sorte de bébé fantôme que je n’avais pas aperçu, j’entendais parfaitement qu’il vivait, qu’il allait bien, qu’il n’avait aucune séquelle, on m’avait expliqué qu’il serait placé en pouponnière et que nous pourrions le prendre quand nous le souhaiterions mais il demeurait pour moi totalement évanescent, j’avais la sensation que si je tentais de le voir il se transformerait immédiatement en poussière, en vérité je ne pensais qu’à Marion, je suis resté couché contre elle, je n’étais préoccupé que d’elle

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25.
cette première nuit j’ai eu très peur de la perdre, je la tenais dans mes bras, je chantais très doucement pour elle, Marion traverse de temps en temps des crises d’angoisse mais elle n’en dit rien, je me demande parfois si elle a conscience de sa propre souffrance, je ne sais pas expliquer quelles raisons provoquent ce mal-être, d’où il vient, nous n’en parlons pas, Marion en règle générale se raconte peu, c’est une femme secrète, presque sauvage, je suis certain que la vie que nous menons là-haut, isolés, seulement nous deux et les bêtes, convient bien à son caractère, elle peut se tenir en retrait, comme cachée, j’ai souvent eu la sensation que le contact des autres la déstabilisait, seules certaines rares personnes, Tony par exemple, ne l’affolent pas, mais même avec lui elle ne se livre pas, Marion est très complexe à décrypter, l’une des rares certitudes que j’ai à son sujet c’est que m’entendre chanter l’apaise, les nuits où elle me paraît inquiète il m’arrive de chanter pour elle qui ne chante jamais, j’ai pris cette habitude de fredonner dans son oreille pour l’aider à retrouver le calme, je fais cela quand quelque chose en elle se contracte, se verrouille, mais jamais je ne l’avais vue dévastée comme dans la salle de bains, je ne comprenais plus rien, Marion reste un mystère pour moi même après des années de vie commune, à l’hôpital lorsque j’ai réalisé que quelque chose de vraiment grave s’était produit, que Marion pourrait ne pas s’en remettre, l’idée du chant m’est revenue, je n’ai trouvé que cette solution, lui chanter des airs qu’elle aime et espérer qu’ils réussissent à l’atteindre

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32.
quand elle a enfin eu ce premier geste cela faisait certainement des heures que je chantais, j’étais épuisé, j’ai alors murmuré plusieurs fois cette phrase, j’avais sans doute besoin moi aussi de l’entendre, on a un bébé Marion on a un bébé on a un bébé

Violaine Bérot : Tombée des nues, Buchet Chastel, 2018, pages 36, 41, 43-44, 52.


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