Violaine Bérot : Comme des bêtes

Vendredi 17 décembre 2021 — Dernier ajout jeudi 17 avril 2025

4.

Ben, j’habite au hameau des Jousses, et je dois être leur premier voisin. Même si je suis pas à côté quand même. Le sentier pour chez eux, il part un peu après les Jousses, mais il faut connaître pour le trouver. Il rentre dans la forêt et après il grimpe fort, pendant deux cents mètres de dénivelé peut-être. En distance je peux pas vous dire combien ça fait exactement. On compte pas en kilomètres ici, c’est la montagne.

Non, elle a pas de voiture. Je lui en ai jamais connu. Mais on s’arrange. Le samedi, ceux des Jousses descendent à Saint-Marcel alors c’est facile. On la prend avec nous. Elle a son sac plein de trucs à troquer. Elle laisse toujours quelque chose à celui qui la conduit. Elle est pas obligée, tout le monde le fait pas, mais elle oui. Je sais pas si c’est à cause de ces petits détails, mais moi je l’ai toujours bien aimée, même si elle est sauvage.

Ben je dis sauvage parce que je sais pas comment dire, mais c’est peut-être pas vraiment le bon mot. Elle est gentille, polie, mais personne s’amuse à l’approcher de trop près. On respecte son intimité. C’est comme si elle avait une carapace. On perce pas sa carapace. On s’y risque pas. On sent qu’il faut pas, qu’elle veut pas. N’empêche que je l’aime bien. Et comme voisine, il y a rien à dire. Jamais un problème. Et débrouillarde, ça c’est certain. Parce que des femmes seules il y en a eu quelques autres, mais elles rencontrent toutes un jour quelqu’un, elles s’installent avec, elles se séparent. Elle, non. Elle, c’est son Ours de môme et rien d’autre.

Ben en bagnole on parle de tout et de rien. Du temps, du jardin, je sais pas, comme avec tout le monde, quoi.

Non, lui je le vois jamais. Il descend pas jusqu’aux Jousses. Il faudrait monter là-haut pour le croiser, et là-haut j’y monte pas. Les chasseurs, peut-être qu’ils en savent davantage. À part eux, je vois pas qui d’autre pourrait passer par là.

Ben j’ai beau être leur premier voisin, j’en sais pas plus. On nous parle d’un enfant qu’on leur aurait retiré, mais je savais même pas qu’il y avait un enfant chez elle. Elle m’en a jamais rien dit.

Je l’ai appris par la rumeur. J’avais vu les voitures des gendarmes passer pour se garer au debut de leur sentier. Et l’hélico juste après. Mais j’ai pensé à un accident. Les explications, je les ai eues qu’ensuite. Qu’on avait monté un traquenard pour leur prendre un enfant qu’ils auraient caché. Que cet enfant était pas à eux. Qu’ils l’avaient sans doute volé. Qu’eux aussi avaient été embarqués, conduits au poste. Qu’ils étaient en garde à vue.

Ce que j’en pense ? Vous voulez vraiment savoir ce que j’en pense ? Je vous préviens, vous allez pas aimer. Mais moi ça me gêne pas de vous dire vraiment ce que j’en pense.

Ben j’en pense que c’est n’importe quoi. Que des gens comme eux, discrets, qui font de tort à personne, on devrait les laisser en paix. Je comprends pas pourquoi on les a arrêtés. Pourquoi on les laisse pas tranquilles en attendant de savoir. Vous avez vu le battage médiatique que ça fout ? Le bordel que ça met dans ce coin où d’ordinaire il vient presque personne ? Tout ça parce qu’on aurait dégotté un enfant sauvage. Mais ça existe pas les enfants sauvages ! Un enfant c’est un enfant, un point c’est tout. Et puis c’est quoi cette histoire de môme volé ? On se croit où là ? A Chicago ? Et à qui ils l’auraient volé ? Et comment ? Lui il descend jamais de là-haut. Et elle, elle va pas plus loin que le marché de Saint-Marcel le samedi, et quand elle remonte c’est en voiture, avec moi ou un autre. Si elle avait ramené un gosse, il y aurait bien eu quelqu’un pour le voir, non ? Je vous dis, c’est n’importe quoi. Moi ça me débecte, ce genre de délire.

Pourquoi ça me débecte ? Parce que vous savez d’où je viens, moi ? D’un foyer. Je suis un gosse placé, moi. Et maintenant, ce môme qu’on leur a enlevé, il va devenir quoi ? On va le foutre en foyer comme moi. Ah c’est sûr qu’il va voir le changement entre sa vie là-haut et la vie d’en bas. Qui vous dit qu’il était pas heureux jusqu’à ce qu’on fasse cette connerie de se mêler de son avenir ? On y pense à ce qu’il va devenir ce môme, on y pense ou tout le monde s’en fout ? Moi j’en ai rien à faire de savoir d’où il sort, mais je dis que c’est dégueulasse, voilà, il y a pas d’autre mot, c’est dégueulasse de pas laisser les mômes vivre leur vie en paix. Et puis pourquoi on les emmerde, Mariette et l’Ours, et pas moi par exemple ? Moi, à vol d’oiseau, je suis plus proche de cette foutue grotte qu’eux. Qui vous dit que c’est pas moi qui l’ai planqué là-bas, le môme ? C’est pas parce qu’un touriste s’est fait foncer dessus par l’Ours que ça veut dire forcément que l’Ours et le gosse ont un lien, non ? Vous avez pas écouté ce que dit Albert ? Vous connaissez pas Albert ? Je vous conseille d’aller le voir, et de bien l’écouter. Il vous le dira que l’Ours ferait pas de mal à une mouche, que s’il a pu paraître agressif c’est qu’il a pas dû supporter de voir des inconnus si proches d’un petit sans défense, que ça a dû le faire réagir. Il a cru le môme en danger, il s’est précipité, il a fait fuir le danger. C’est tout. Et dans quel état il va en ressortir, l’Ours, de cette histoire, lui qui a jamais foutu les pieds plus loin que l’école d’Ourdouch, vous y pensez à ça ? Vous imaginez comment ça va le bousiller ? Et pour rien, à tous les coups. Pour rien. Vous imaginez le carnage ? Alors pourquoi vous le relâchez pas ? Pourquoi vous vous acharnez sur lui ? Vous croyez quoi, que ce mec est un terroriste ou quoi ? Mais pourquoi on charcute les gens qui ont rien demandé ? Pourquoi on casse toujours tout ce qui fonctionne ? Pourquoi on a toujours besoin de chercher la merde ? Je comprends pas, moi.

Ben oui, ça m’énerve. Ça m’énerve toute cette surexcitation autour de cette affaire. Vous avez vu tous ces journalistes avec leurs micros et leurs caméras à aller titiller les gens du coin, à vouloir en savoir toujours davantage, à chauffer tout le monde ? Est-ce qu’on va fouiller chez eux, nous ? Est-ce qu’on entre dans leurs maisons ? Est-ce qu’on photographie leurs affaires en train de sécher sur l’étendoir à linge ? Est-ce qu’on aurait idée, aussi rustres qu’on soit, d’être aussi indélicats ? Et même vous, je suis désolé de vous le dire comme ça, mais c’est pas beaucoup mieux. Vous êtes vraiment intervenus comme des bourrins. Je sais, on parle pas comme ça à des flics, mais vous me demandez alors je vous explique. Votre coup de l’hélico, c’était vraiment, vraiment pas malin. Et tout ce boxon pour quoi ? Ça sert à quoi ? Ça aide qui ? Non, moi vraiment je comprends pas.

Violaine Bérot : Comme des bêtes, Buchet Chastel, 2021, pages 39 à 45.


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