Lune Vuillemin : Border la bête

Mardi 3 septembre 2024

Sur les berges d’un lac gelé, la narratrice assiste au sauvetage d’une orignale. Touchée par Arden, la femme aux mains d’araignée, et Jeff, l’homme à l’œil de verre, qui se démènent l’un et l’autre pour sauver l’animale, elle décide de les accompagner dans le refuge dont ils s’occupent.

Au cœur d’une nature marquée par les saisons, où humains et non-humains tentent de cohabiter, notre narratrice apprivoisera ses propres fêlures tout en apprenant à soigner les bêtes sauvages, et à interpréter les sons et les odeurs de la forêt et de la rivière. [Note de l’éditeur]

J’écris des poèmes-lettres-chants-prières-cris qui parfois ne vont pas plus loin que

Arden,

et je m’arrête à la virgule et à tout ce qu’elle sous-entend. Tout ce que je ne dis pas. Tout ce qui ne peut s’écrire. Tout ce que je n’ose pas dire ou ce que je n’ose penser. J’écrivais des poèmes sur les trembles de la forêt pour colmater les brèches de ton non-amour pour moi. J’écris des poèmes pour dire la douleur que c’est de t’accorder un pardon que tu n’as pas demandé, dont tu n’as sûrement pas besoin. La roche a accepté mes pleurs et toi tu n’as rien fait pour m’empêcher de partir. Je garde les lettres avortées, je les punaise au mur au-dessus de mon tout petit bureau. J’écris sur des feuilles blanches, des feuilles de cahier arrachées, des envers de tickets de caisse, des serviettes en papier, la page d’un roman, tout ce que j’ai sous la main quand tu me submerges, tu vois, j’écris même avec des pierres, avec les dents, avec le corps, avec la sueur, j’écris aussi sur le corps d’autres femmes les traces invisibles du désir que j’ai pour toi et que j’imprime sur elles.

Arden,

Arden, Arden,
Arden,     Arden,

                                     Arden,

     Arden.

             Arden,

Je n’entends plus ton prénom et je n’ai plus la force de le souffler lorsque je me caresse, assise devant mon petit bureau, et c’est sans doute pour cela que j’ai besoin de l’écrire autant, toujours suivi de sa virgule comme un point final qui s’incline pour te laisser passer.

Arden,

Arden virgule comme quelqu’un qui se tient au bord d’un précipice. Parfois, cette hypothèse me tord le ventre et je m’en veux d’être partie, car tu avais peut-être besoin qu’on t’y pousse une bonne fois pour toutes, dans ce précipice. J’enrage quand je parle aux femmes qui m’offrent des verres le soir, parce que je ne peux pas te raconter. Quel cliché, le cœur brisé. Te raconter c’est aussi ne pas te garder pour moi. Ces femmes parlent souvent anglais et bien sûr je pense à toi qui a adopté le français pour te défaire de ton bourreau de frère. De temps en temps, tu laissais échapper un fuck ou un shit et tu rougissais comme quelqu’un qui brise une promesse, quelqu’un pris la main dans le sac. Ces femmes souvent me demandent Why do you look so sad et je ne peux pas répondre I’m still in love with someone, parce que ça sonnerait comme dans un roman d’amour un peu pathétique. Je repense à toutes ces fois où j’ai fait l’amour avec ces femmes, mais les frissons qui lézardaient le mur de mon corps avec toi ne sont jamais revenus. J’ai tant colmaté les fissures en quittant la vallée que plus aucune bête ne peut venir s’abriter en moi.

Il y a cette sensation, comme si tu étais toujours derrière mon épaule, et je ne parle pas seulement de maintenant mais aussi d’avant, de là-bas.

Lune Vuillemin : Border la bête, Editions La Contre-Allée, 2024, pages 157-159.

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