Le lendemain. Elle avait attendu que je me réveille, que j’apparaisse en ligne sur l’application de messagerie instantanée, et elle m’a écrit : « Je suis prête. »
J’ai protesté : « Mais pourquoi tu ne m’as pas prévenu plus tôt si tu étais levée ? » Elle m’a répondu : « Je voulais te laisser te reposer. »
Toute la nuit j’avais craint qu’elle ne renonce. J’avais fait des cauchemars dans lesquels elle me téléphonait pour m’annoncer qu’elle avait changé d’avis, elle restait ; je lui ai dit mais elle semblait sûre de sa décision :
- Non c’est fini. Je ne me laisse plus marcher sur les pieds, je m’en vais une bonne fois pour toutes.
L’homme chez qui elle vivait dormait encore, c’était le moment idéal pour partir. Elle avait réussi à récupérer les documents administratifs auxquels elle tenait, en fouillant les tiroirs : son livret de famille, ses justificatifs de Sécurité sociale, ses ordonnances médicales. Sa carte d’identité. Elle avait préparé un petit sac de vêtements contenant des T-shirts, des paires de chaussettes, un seul pantalon en plus de celui qu’elle portait ; la veille, en parlant avec elle de son départ et en esquissant un plan pour sa fuite, je lui avais conseillé de n’emporter que le minimum d’affaires pour ne pas s’encombrer, et pour éviter de se faire mal au dos.
J’avais imaginé qu’une valise plus lourde aurait pu rendre la fuite plus difficile, plus lente, et que l’homme chez qui elle vivait aurait pu l’entendre, percevoir des bruits dans l’escalier, se réveiller et la rattraper, l’image avait tourné en boucle dans ma tête comme une vision d’horreur, j’avais imaginé cet homme poser sa main sur son épaule et lui demander, Où tu vas comme ça ? Tu ne bouges pas d’ici, et elle, pétrifiée, incapable de se mouvoir à cause de sa valise énorme, elle cloîtrée par lui ensuite, surveillée afin qu’elle ne tente plus aucune évasion, je lui ai décrit cette image, mon angoisse qu’elle se réalise mais elle m’a répété qu’elle n’avait qu’un sac à dos, un minuscule sac facile à transporter, et son chien.
Tout était prêt donc.
- On y va ?
- On y va.
J’ai commandé un taxi à distance depuis cet appartement où je me trouvais, à Athènes, à des milliers de kilomètres de son corps fatigué, de son souffle saccadé.
Moins de cinq minutes plus tard le chauffeur m’a averti qu’il était en bas. Elle est descendue :
- Je pars.
Elle laissait derrière elle des années de vie, des vêtements, des objets qu’elle avait achetés au fil du temps pour rendre l’appartement, comme elle disait, moins sinistre.
Je me représentais son corps d’un mètre cinquante-huit en fuite dans la rue, son sac accroché à ses épaules, son minuscule chien sous son bras, sa démarche précipitée pour parcourir l’espace entre son immeuble et la voiture qui l’attendait, son souffle, son souffle, et je l’imaginais se répéter, à l’intérieur d’elle-même : Je ne me laisse plus marcher sur les pieds. C’est fini.
J’ai téléphoné à Didier pour le prévenir qu’elle arrivait chez moi ; il était déjà en route, lui aussi. Il n’avait pas attendu mon signal, il s’était douté de ce qui se passait et il avait pris de l’avance.
Sur l’écran de mon téléphone, une voiture noire en miniature symbolisait le taxi qui progressait à travers les différents arrondissements de la ville, avec ma mère à l’intérieur. Je fronçais les yeux comme si j’avais pu l’apercevoir, comme si à force de concentration, j’avais pu transformer ce symbole en une matière vivante, documentaire.
Elle partait.
Elle habitait à Paris depuis sept ans. Quand elle en parlait elle me disait, souvent : « J’en reviens pas de vivre là ! À Paris ! D’avoir recommencé une nouvelle vie à mon âge, à plus de cinquante ans ! » Elle qui avait passé la plus grande partie de son existence dans un village isolé du nord de la France, celui où j’avais grandi avec elle, un village d’à peine mille habitants, loin de tout, elle qui longtemps semblait condamnée à ne jamais partir, un jour elle l’avait fait : elle avait déjoué son destin.
C’est dans ce village qu’elle avait rencontré l’homme qu’elle allait devoir fuir sept ans plus tard, mais qui lui avait d’abord permis de s’échapper. Elle - ma mère - venait de chasser mon père après plus de vingt ans de mariage, vingt années pendant lesquelles il avait attendu d’elle qu’elle fasse la cuisine,
qu’elle nettoie la maison,
qu’elle fasse les courses,
qu’elle étende le linge,
qu’elle fasse la vaisselle,
qu’elle se taise pendant qu’il regardait la télé, six ou sept heures par jour, sous peine de déclencher sa colère,
elle n’avait plus supporté cette atmosphère et miraculeusement elle avait réussi à le chasser.
Après cette rupture, elle avait vécu seule avec mon petit frère et ma petite sœur, et plusieurs fois par semaine, en fin d’après-midi, elle rejoignait sa voisine dans le jardin collé au sien pour boire de la liqueur de litchi ou des petits verres de whisky.
Là, au cours d’un de ces apéritifs rituels, face au soleil qui se couchait au loin derrière les cheminées industrielles, un homme était apparu. C’était le cousin de la voisine. Il était né dans la région, mais il vivait à Paris depuis une dizaine d’années, dans l’un. des quartiers les plus luxueux de la capitale : il travaillait comme gardien d’immeuble. Il l’a regardée et il lui a souri, il a tenté de la séduire ; elle n’a pas résisté, ils ont couché ensemble et après quelques mois à se voir épisodiquement elle l’a suivi à Paris, où je faisais mes études.
La première fois que je l’ai retrouvée, dans une petite rue près de la Seine, elle était coiffée, maquillée ; elle souriait ; je ne l’avais jamais vue aussi consciente d’elle-même. Je lisais dans ses expressions sa joie et sa stupéfaction devant ce qu’elle vivait. Il faut comprendre : la plupart des femmes qu’elle et moi avions connues dans le Nord vivaient et mouraient dans le même village, ou déménageaient à quelques kilomètres seulement, elles passaient leur vie avec le même mari, même quand elles ne l’aimaient plus : elles enduraient. Mais pas ma mère. Pas elle. C’est cette fierté que je lisais ce jour-là sur son visage. Elle m’avait lancé : « Tu as vu comme je suis belle maintenant que je vis ici », et je lui avais répliqué : « Oui, oui c’est vrai, tu es belle. Tu es la reine de Paris ». Elle ne savait pas, et je ne pouvais pas savoir non plus, que ce rêve serait d’une durée aussi courte.
Edouard Louis : Monique s’évade, points, 2025, pages 18-22
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