Le cinéaste ne voulait pas ressembler à son héros qui finit par crever dans l’océan glacial en faisant s’étrangler de sanglots le public planétaire. Si le chaos devait venir, il l’accueillerait comme quelqu’un qui l’avait vu venir de loin et s’y était préparé ; qui, pour leur avoir un jour donné forme, a déjà fait le tour des calamités, connaît l’apocalypse comme sa poche ; et tandis que partout ailleurs, sur tous les continents, les villes sursaturées seraient devenues des champs de bataille pour les guerres civiles en cours, que la fumée ininterrompue d’entrepôts en flammes noircirait les cieux au-dessus des anciens faubourgs des mégalopoles, que des colonnes de réfugiés encombreraient les routes en redoublant le bandeau de bitume par de longues lanières de corps, de bagages et de véhicules enchevêtrés, que les lits des cours d’eau asséchés seraient changés en décharges où s’entasseraient à ciel ouvert les déchets d’une civilisation expirante, asphyxiée sous les monceaux d’ustensiles, de loques usées, d’emballages vides, d’appareils obsolètes ou de camelote surnuméraire qu’elle avait elle-même produits jusqu’à en être submergée, que des campements sauvages, souvent dressés en lisière de ces mêmes décharges avec lesquelles leurs franges se confondraient (si bien que l’on ne saurait plus par endroits distinguer entre les empilements d’ordures formant tout un relief quasi urbain de tertres hauts comme des immeubles et de méandres aléatoires, tracés par des années d’accumulation anarchique, et les dédales spontanés aux venelles incertaines, surgies comme l’effet d’une poussée horizontale incontrôlable, agglomérat précaire, fortuit et irrépressible constitué de baraquements en planches et en tôles, de cabanes bricolées avec les matériaux trouvés parmi les détritus alentour, de tentes jetées en hâte pour une nuit et restées sédentaires, occupé par des femmes et des hommes entassés dans l’attente de partir voir ailleurs, de trouver un chemin à prendre, et qui, à défaut d’un endroit où aller, demeurent là, indéfiniment), croîtraient jusqu’à devenir de véritables cités organiques à l’agencement non planifié, tandis que la moindre nappe phréatique enfouie sous des dizaines, des centaines de mètres de roche, de sédiments ou de sable ferait l’objet d’une intense convoitise, que chaque pluie serait devenue une manne, que les corps assoiffés rôderaient à travers des terrains vagues au sol rêche, encroûté, fissuré de lézardes, en respirant à grand-peine l’air brûlant où l’on verrait voleter des sacs en plastique déchirés comme d’étranges membranes translucides, des méduses de synthèse gonflant leur ventre gélatineux et flottant au vent, tandis que toutes ces images défileraient dans sa tête, empliraient son esprit en même temps qu’avec délectation il jouerait à les en chasser, à s’en dégager l’âme, le cinéaste replié dans la villa sécurisée qu’il avait acquise sur l’île du Nord contemplerait l’océan (cet océan qu’il avait tant exploré et mis en scène, jusqu’à mettre en scène parfois ses explorations mêmes) et les infinies modulations de ses humeurs, ses rouleaux qui montent et se cassent dans un lancinant fracas, ses placides étendues striées d’écume aux jours de faible brise, la volupté de ses chatoiements sous le soleil, d’autres fois la puissance de ses ondulations où sourdent d’immenses menaces qui, lorsqu’il y penserait, lui procureraient un frisson parcourant sa colonne vertébrale et, tout de suite après, la félicité douillette et légèrement coupable de se sentir prémuni contre tous les dangers.
Car la dernière fois qu’il était venu ici (c’était dans les mois qui avaient suivi la crise financière des années 2007-2008, lorsqu’il avait été sollicité par une agence locale pour « repenser sa stratégie écologique et sa transition vers des énergies renouvelables » (dans les faits, il avait vite compris que ladite agence souhaitait surtout décorer de murs végétalisés et autres jardins suspendus agrémentés d’arbres aux essences exotiques les modules d’un resort qu’elle était en train de construire sur le front de mer)), le revêtement vitrifié de l’immense hampe s’arrêtait encore net aux deux tiers de sa hauteur, laissant apparaître, qui se poursuivait dans le ciel, un rachitique, piteux et solitaire squelette de béton et de ferraille figé, enserré à la manière des étages d’une fusée (ou comme une plante malingre par les tuteurs qui soutiennent sa croissance) entre des échafaudages déserts, abandonnés, et qui était resté suspendu de la sorte pendant des mois et des mois, si bien que l’on aurait pu croire à l’époque, à force, que ce work in progress présentait l’état final de l’édifice et que celui-ci demeurerait éternellement inachevé, spectral témoin brutaliste d’une chimère inassouvie. Mais bientôt les capitaux avaient repris leurs flux, le monde sa marche presque inchangée, le chantier son cours, et en dépit du retard sur le calendrier de livraison initialement prévu la tour majuscule avait pu être dûment inaugurée à grand renfort de pyrotechnie et d’invités prestigieux, son image (des clichés le plus souvent aériens qui la montraient émergeant, dans toute sa majesté gracile, au-dessus des brumes, dominant la ville (non pas en l’écrasant sous son hautain aplomb mais paraissant vouloir l’emporter à sa suite vers les nues, lui désigner, éclaireuse en plein éther, la céleste voie vers laquelle les autres immeubles unanimes autour d’elle tendraient à se hisser, eux aussi) avec le désert en toile de fond) circulant ensuite à travers le monde et formant bien le clou du spectacle architectural annoncé, jusqu’à devenir une sorte de marque graphique, signature visuelle permettant d’authentifier l’oasis psychédélique en quoi consistait l’émirat.
Question parfaitement rhétorique car (quand bien même elle aurait oublié (chose improbable étant donné sa mémoire excellente et le pli tout politique, qu’elle avait pris au cours de sa carrière, de retenir ces à-côtés futiles (la maladie d’une vieille mère, le prénom du petit-fils) qui flattent un interlocuteur en marge des discussions d’affaires et instillent dans la conversation une intimité inattendue) que le directeur de cabinet du président avait effectivement deux filles) il était certain qu’un de ses sbires, un secrétaire ou son gestionnaire de fortune, se serait chargé de le lui rappeler dans son inévitable petite note préparatoire à leur rendez-vous, en même temps que l’objet de celui-ci : la contribution bienveillante d’une des premières fortunes de France à la réélection du président en exercice.
Mathieu Larnaudie : Trash Vortex, Actes Sud, 2022, pages 52-53, 179-180, 85.