Yves Charnet : Le libraire de Gambetta

Mardi 23 juillet 2024 — Dernier ajout vendredi 12 juillet 2024

N’attendez aucune linéarité dans son récit, aucune malice ou combine d’auteur pour darder le suspense, aucune prévenance… (…) Charnet déjoue tous les bonimenteurs de l’édition qui promeuvent depuis tant d’années maintenant des textes propres, javélisés de toutes mauvaises intentions, expurgés de leur jus libérateur, fainéants dans leur forme et inaudibles dans leur écho. (Causeur.fr - https://www.causeur.fr/le-libraire-de-gambetta-yves-charnet-260047)

Ombres Blanches.

L’homme que vous écoutez, dans son petit bureau, fait commerce de cette marchandise qui est plus qu’une marchandise. Un miroir, une loupe, un kaléïdoscope. Il vend des petits tas d’utopie. Des volumes de liberté. Ces objets intempestifs permettent de résister à notre putain d’époque. À sa vulgarité, sa brutalité. Ça veut d’abord dire libre. Le mot livre. Et c’est ça qu’elle veut détruire en premier. L’époque, son formatage fascisant. Elle ne veut voir qu’une seule gueule. Un seul crâne creux devant des écrans ; une tête à l’oreille pucée. L’homme vend de quoi réveiller ces cerveaux sous haute surveillance. Des idées, des pensées, des émotions, des cultures, des rêves, des recherches, des lambeaux de la beauté perdue. L’époque est une putain. Et la consommation une partouze géante. Tout le monde couche avec la marchandise. Une baise blasée, sans plaisir, sans désir. Et le pire est sans doute que, dans ce bordel climatisé, plus personne ne pense à faire la Révolution. Plus d’envie pour les tables renversées du Grand Soir. On sécurise à mort. Hygiénisme compulsif : des barrières, du gel & des muselières. C’est ce qui vous rend tristes malgré tout. Le capitaine & vous, à quelques encablures de Noël. Il fait, en chuchotant, le bilan de sa vie. Cet homme qui vend des livres. Sans lui cette ville ne serait pas la même. Cette cité. C’est le centre de Toulouse. Ombres Blanches. Vous l’appelez souvent le Nautilus. Ce navire en papier. Et l’homme, c’est le capitaine Nemo. Le capitaine Achab. Vous l’appelez Christian. Parfois Toto. C’est un point d’appui pour vous. Un point de repère. Vous le considérez. Comme un sorcier des signes.


Terrasse de Gutenberg.

C’était une femme libre. Michelle Ferradou. La libraire de notre jeunesse était une attendrissante amie. Entre l’église Saint-Antoine-des-Quinze-Vingt & le marché d’Aligre. Le rire guérissait, dans sa gorge, de grosses angoisses. Une cigarette rouge, ses lèvres sans filtre. Je revois en corps, ce soir de fin novembre 2021, ses mains à la peau très blanche. Une grosse bague à l’un de ses doigts. C’était une énergie. Dans les vertiges de la vie. Il fallait pousser une porte verte pour partir à l’aventure. Dans la savane des livres. Nous avions le même goût pour les conversations sans fin. Palabres sans tête ni queue. On colimaçonnait d’incommodes marches de fer. Pour descendre au sous-sol. Notre femme de tête tenait salon. Parmi les entassements baroques, les piles en tour de Pise. Des bouquins repoussaient partout les murs. Dans cette cave à merveilles. La Terrasse de Gutenberg était mon église. Les cierges de la tchatche brûlés par les deux bouts. La Patronne avait une passion pour l’extrême-contemporain. Des éditeurs défricheurs comme POL ou Verdier. C’était un peu le bordel. Dans sa comptabilité. Elle aimait beaucoup Bernard Noël. Olivier Rolin. Nous pataugeons dans un inimaginable désastre. Quarante ans plus tard. Elle avait des coups de cœur. Des fidélités profondes. Savait déjà que nous crèverions de paperasses. De procédures, de contrôles, d’évaluations. C’était le tournant des années quatre-vingt. Au siècle dernier. Barbara chantait à Pantin. Sous des chapiteaux d’émotion. Mais c’était déjà le début de la fin. Nos testaments trahis. Michelle datait d’un autre temps. Celui de Jules & Jim, celui de Pierrot le fou. Quand je récris ces lignes une majorité de Français veut confiner les non-vaccinés. Le choix entre Makron & Zemmour. Le fascisme joue à pile ou face. Sur le grand échiquier de nos défêtes. C’est Le mépris. Nos plateformes formatées pour le pire. La Bête a bêtement changé d’uniforme. Cravate & col blanc. C’est Mussolini. Sous le masque d’un banquier d’affaires. Les belles perruques font semblant de n’y voir que du feu. Adieu Pasolini. Elle n’est plus défendue que par quelques poètes activistes. La ZAD d’une république sans Pass’ ni Pfizer. Ils ne désirent rien tant que de rester entre eux. Les milliardaires de cet apartheid généralisé. Il faudrait tous les flinguer. Selon une cinglante formule de mon amie Valérie Rouzeau. On ne peut plus s’en rappeler saris hurler de rire. De notre vote pour changer la vie en mai 1981. Ça va bientôt devenir mission impossible. De continuer sa vie d’artiste. Ferré nous avait pourtant prévenu dès 1973. Avec son flair de chien anarchiste. Il n’y aura bientôt plus rien. Plus plus rien. Nous ne ferons plus les devantures. De vos centres commerciaux à solder du désespoir soumis. Je n’en veux pas depuis toujours déjà. De votre ordre nouveau. Nous sommes tous des bâtards. Les plus irrécupérables d’entre nous. Un jour reviendra que nous les casserons. Les lois de l’Oppression ; les moules de l’Esclavage.


Idiotie.

J’ai juste dit que je revenais de ça. La messe de Saint-Sernin pour. Comment était-il soudain devenu celui d’un mort. Le nom de cet ami si vivant. Nous devions nous revoir en avril. À Toulouse, après ses dernières chimios. C’était la conclusion du (pas en corps) dernier coup de fil. Un jour de février 2004. Marie-Pierre m’avait passé le téléphone. Dans l’appartement de l’avenue Frizac. C’est Claude… Pour toi… J’étais cassé. Tassé. Je l’avais tant admiraimé. Tant, tellement, trop. Christian Thorel a laissé respirer ma détresse stupide. Cette profonde idiotie du chagrin. Toutes les larmes sont analphabètes. Signes hirsutes sur les murs de nos cavernes graffitées. Il n’y a rien de plus préhistorique que le deuil. Rien de plus antediluvien. Christian Thorel savait. Juste être là. Il faut juste accueillir. Ce silence sidéré. Il convient, surtout, de lui donner un cadre. Une consistance. Un ami, c’est ça. Quelqu’un, quelque part. Il nous reste toujours cette adresse. Pour ne pas disparaître dans les brouillards blanchâtres de l’Absence. C’est le dernier parapet. Un garde du cœur. Je garde le silence, ce 13 juillet 2013, sur mon silence, dans le petit bureau, le 10 mars 2004. Chacun son aphasie. C’est un héritage comme un autre. Silence sur l’essentiel.


Écrire, c’est tourner autour. Mais de quoi.

Yves Charnet : Le libraire de Gambetta, Tarabuste, 2023, pages 24-25, 104-106, 128

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