J’ai rencontré Benoît sur un malentendu.
C’était le soir de Noël, dans une boîte de nuit. Je suis myope. Je dansais en souriant dans le vide. Il a cru que je le matais. Benoît était timide mais ce regard insistant lui a donné confiance en lui.
Il s’est dirigé au milieu de la piste, vers moi qui bougeais mes bras, mon torse et mes jambes. « Tu as conscience que tu es en train de danser sur En rouge et noir de Jeanne Mas ? » C’est la première phrase qu’il a prononcée. Avec l’obscurité, la musique qui hurlait, les deux ou trois bières que j’avais bues, tout, autour de moi, me semblait être un kaleidoscope géant. Par fragments, et de manière désordonnée, je l’observais. Je le trouvais grand, un peu mou. Il était habillé en noir, avec une coupe de cheveux qui ne lui allait pas.
Je crois que j’ai arrêté de danser, peut-être par politesse. Je lui ai demandé son prénom (la réponse m’a plu), ce qu’il faisait dans la vie (comment ai-je pu lui poser cette question, au milieu de la piste, à une heure du matin ?) : "Je travaille dans la production musicale" ; cette réponse m’a plu aussi.
Il m’a invité à boire un gin tonic au bar. Éric, un copain qui m’avait accompagné ce soir-là, était légèrement ivre ; sur la piste de danse, il m’a chuchoté : "Mais reste ! Pourquoi tu vas parler à ce gros con ?"
Nous étions assis sur fes tabourets hauts. Je sentais bien que je plaisais à Benoît au-delà du raisonnable ; et cela venait répondre à un besoin primaire. Assez vite, nous avons quitté cette boîte de nuit et sommes rentrés chezl lui. Mon mécanisme de désir était toujours assez lent : j’avais besoin d’observer le garçon pour savoir s’il me plaisait. J’étais sensible à la voix, à la démarche, aux mouvements des bras, à l’odeur du corps ; cal comptait davantage pour moi que la beauté plastique ; c’était comme des filtres, qui venaient sublimer ou affadir ma première impression du visage, le rendre attirant ou pas.
Après une heure passée avec Benoît, je ne le trouvais toujours pas vraiment à mon goût (à lexception de sa taille qui m’excitait). Nous sommes arrivés au pied de son immeuble. C’était quelque chose d’assez classique à l’époque : je rentrais dans le lit du premier venu, presque par curiosité, parce qu’on ne sait jamais. Son appartement n’était pas très grand. La déco, aux couleurs un peu hippies, ne me plaisait pas beaucoup. Je savais, en entrant chez lui, que je ne ferais pas ma vie ici.
(…)
Pendant plusieurs nuits, nous avons dormi ensemble. On quittait à peine son appartement pour aller faire quelques courses ou détendre nos jambes au soleil. Je me laissais porter par cette histoire.
Le soir du réveillon, j’ai présenté Benoît à des amis qui m’avaient invité à dîner. Puis nous sommes allés danser chez ses cousines.
Je me souviens que nos corps avaient du mal à s’appri- voiser. Ce n’était pas très grave. On vivait un peu dans une bulle.
Début janvier, alors qu’il fallait commencer à réfléchir à la suite, à retravailler, aux procédures, aux clients qui me souhaitaient une bonne année (et qui voulaient surtout savoir où en était leur dossier), un ancien amant m’a appelé.
Il n’y avait plus d’ambiguïté entre nous. Des années plus tôt, on avait passé une nuit ensemble. Il était tombé amoureux de moi. Je l’avais fait souffrir. Il m’avait écrit une lettre qui commençait par ces trois mots : « Je te hais. » Depuis, on était devenus amis. On faisait partie du même écosystème, on se reconnaissait de loin ; on ne se retrouvait pas en tête-à-tête pour déjeuner ou pour dîner mais il m’invitait à des fêtes, on se croisait dans des bars. Et là, il me passait un coup de fil pour la nouvelle année ; il revenait d’Indonésie. Je ne savais pas bien où se situait cette île sur une carte. « C’était sympa ? ai-je demandé pour lui témoigner l’intérêt que je portais à ses vacances.
« Mathieu… Tu ne suis pas l’actualité ?
Non.
J’ai failli crever : il y a eu un tsunami ! Tout le monde en parle. »
Benoît était à côté de moi. Je n’ai jamais aimé parler au téléphone lorsque je ne suis pas seul : il y a y a quelque chose d’incongru qui me dérange. Benoît n’avait pas la télé. Nous n’avions pas acheté les journaux depuis plu- sieurs jours, pas écouté la radio (pas mis de réveil), croisé personne, sauf cette nuit du 31 décembre (mais nous n’avions pas parlé de l’actualité ; nous avions beaucoup dansé).
Ce tsunami avait déclenché des vagues de plus de trente mètres dans l’océan Indien. Les télévisions du monde entier avaient diffusé en boucle ces images. En quelques jours, plus de 200 000 personnes étaient décédées. Ce séisme s’était produit à 7 h 58 du matin, heure de Bangkok, dans la nuit du 25 au 26 décembre, un peu avant 1 heure en France, pile au moment de notre rencontre.
J’aime à penser que Benoît m’a abordé à minuit 58 et 52 secondes, une seconde avant le séisme. Et que ses mots ont suffi à produire un « effet papillon », cette théorie selon laquelle un battement d’ailes pourrait générer un ouragan à des milliers de kilomètres.
Benoît m’écoutait tisser des liens qui n’en avaient pas. Créer de la douceur dans le chaos. Je m’étais construit ainsi, grâce à l’écriture. Tout était devenu, en quelque sorte, un jeu de poésie depuis mon adolescence. Je palpitais sur mon père interné à Sainte-Anne, sur ma mère alcoolique, sur une violence familiale plus verbale que physique, que j’avais sublimée non pas parce que je l’enjolivais, au contraire, mais parce que je cherchais toujours ce qu’il y avait de poétique dans ce qui ne l’était pas.
C’est sans doute pour cela que notre histoire avec Benoît a tenu. Je ne me projetais pas dans son appartement, dans sa vie. Mais dès le début, j’ai sublimé ce qui ne devait pas l’être. Le tsunami de notre rencontre. Et aussi, peut-être, ses problèmes médicaux qu’il a évoqués le premier matin pendant le petit-déjeuner, au pied d’une énorme affiche rose, celle de La Grande Bouffe, que ses amis d’enfance lui avaient offerte pour ses trente ans.
« J’ai un cancer. »
Benoît m’a annoncé cette nouvelle parce que je venais de parler de ma mère qui avait un cancer des os. Les chimiothérapies ne fonctionnaient pas. Elle avait beaucoup maigri, elle ne tenait plus vraiment sur ses jambes ; ses yeux étaient cernés d’une couleur jaune et grise, qui faisait ressortir intensément la prunelle de ses yeux.
« Je préfère te prévenir tout de suite. »
Cela ne me faisait pas peur. J’avais suffisamment d’angoisses dans la vie (la peur de l’eau, de la vitesse, de la violence) pour apprécier les sujets difficiles avec lesquels je me senrais serein.
Je me souviens de la position de nos corps dans la cuisine. Il était assis devant moi, dos à la fenêtre. Il buvait un grand café.
« J’imagine que tu as remarqué…
Quoi ?
Ce que j’ai sur le sexe.
Non…
Menteur ! »
Benoît était manifestement complexé par son sexe.
« Tu as bien vu quelque chose !
Pas vraiment.
Tu n’as pas remarqué ce que j’avais au niveau de la bite ?
Non.
Je me suis fait greffer…
Un sexe ?
Non ! »
Parmi les personnes venues l’écouter, un météorologue se lève et pose une question : « Êtes-vous en train de nous expliquer qu’un battement d’ailes de mouette peut entraîner un changement de la météo ?
Oui », répond Lorenz qui n’avait pas pensé à la question sous cet angle.
Aujourd’hui encore, personne ne sait qui était ce mystérieux inconnu qui a formulé cette hypothèse.
Cette histoire du battement d’ailes d’un oiseau signifie qu’une modification infime (un mouvement microscopique dans l’air, le souffle d’une voix, etc.) peut entraîner un bouleversement météorologique gigantesque.
Cela signifie, par exemple, que le dernier souffle de Benoît a peut-être eu un impact sur la météo. Est-ce vrai ? Ce phénomène est-il prouvé scientifiquement ? Si oui, ce serait énorme. De retour chez moi, je fais des recherches sur internet. Dans les jours qui suivent, j’appelle des spécialistes. J’y vais au bluff. Ils sont à leur bureau et soudain ils entendent la voix d’un veuf dont ils n’ont jamais entendu parler. Souvent, ils ont du mal à saisir l’intérêt de mes questions. Pourquoi ai-je besoin d’entrer autant dans les détails ? Oui, la théorie de l’effet papillon existe sur un plan mathématique. Ils égrènent des précisions que je ne comprends pas. Ils m’agacent à ne pas répondre à mes questions.
Est-ce que le dernier souffle de Benoît a pu avoir un impact sur la météo ? Si oui, fallait-il que la fenêtre de sa chambre soit ouverte ? Ou son souffle a-t-il pu passer sous la porte ? Traverser les couloirs ? Perturber une donnée atmosphérique puis prendre de l’ampleur ? Chacune de ces interrogations m’apportait son lot de douceur ; Benoît était présent quelque part sur terre, pas en qualité de fantôme, mais parce que son souffle avait peut-être laissé une trace.
Et quelle était la durée minimum entre le battement d’ailes d’un papillon et un changement notable de la météo ? Quelle était la distance moyenne entre ces deux évènements ? Et pendant combien de temps mon mari pourrait-il influencer la météo de France, d’Europe, du monde ?
Mes interlocuteurs finissaient par lâcher l’affaire, par me laisser parler en boucle, sur le souffle de Benoît qui avait peut-être traversé les frontières, généré un ouragan, couvert de pluie une ville, créé un arc-en-ciel ailleurs.
J’étais comme un enfant qui s’émerveille devant l’impossible.
Cette théorie de l’effet papillon fascinait Benoît depuis toujours. Il m’en avait parlé dès nos premières vacances, au cours d’un petit-déjeuner en terrasse. Nous avions lu un fait divers dans le journal ; une femme, qui était en retard à un rendez-vous, avait slalomé avec sa voiture au milieu des bouchons. Elle avait finalement été bloquée par un camion de pompiers. Cela avait duré quelques secondes, pile au moment où un bloc de béton s’était détaché d’un immeuble et l’avait tuée après avoir perforé le toit de son véhicule.
Benoît n’en revenait pas : « La probabilité pour qu’elle soit, à cet instant, à cet endroit précis, était infiniment minime. Il fallait une conjonction d’innombrables éléments : être en retard, slalomer d’une certaine manière, être stoppée par un camion de pompiers… »
Ce fait divers le bouleversait.
En réalité, toutes les histoires sont construites de la même manière. Il suffit de se pencher dessus pour en avoir conscience. C’est d’ailleurs un des points communs du droit et de la littérature : cette obsession du lien de causalité, avec une approche à la fois rigoureuse et romanesque.
Je crois que c’est ce que nous apprend la théorie de l’effet papillon. Quelle que soit la réalité (même si elle est glauque, difficile, injuste), on peut toujours raconter une histoire. Et cela peut la rendre merveilleuse, ou au moins supportable. C’est en tout cas la seule chose sur laquelle nous conservons une certaine maîtrise.
En ce sens, écrire est parfois la seule option qui s’offre à nous.
Lors de ces premières vacances, j’avais offert un carnet à Benoît : je le poussais à écrire. Nous passions quelques jours chez ma grand-mère maternelle. La fenêtre en demi-lune de notre chambre donnait sur une église ; c’était une carte postale de mon enfance. J’écrivais dans le lit. Lui était assis en face de moi sur un fauteuil, son stylo à la main. Cette activité en miroir nous rendait heureux. Un jour, je lui ai demandé ce qu’il écrivait :
« Je raconte le début de notre histoire.
Tu me feras lire ?
Oui… mais pas tout de suite. »
Quinze ans plus tard, quand il est mort, j’ai réalisé que je n’avais jamais lu ces pages qu’il noircissait le soir avant de se coucher ; j’ai fouillé partout dans notre appartement, et même dans chaque recoin de la cave, en vain.
Ma mère est décédée le 4 juillet 2009.
Benoît se demandait s’il y avait un rapport de cause à effet entre son festival, qui était à la fois une des choses les plus précieuses et les plus stressantes dans sa vie, et ces tumeurs qui surgissaient de manière méthodique quelques jours avant chaque édition.
Le 4 juillet (qui correspond à la date anniversaire de la mort de maman, et à la fête nationale américaine bien sûr ; et à la date de naissance d’une de nos amies communes - c’est étrange comme certaines dates télescopent les symboles, les paralysent, les phagocytent, leur enlèvent leur lisibilité d’origine), la nouvelle édition du Fnac Live a été inaugurée en grande pompe.
En début de soirée, Benoît m’a envoyé un texto pour me demander si j’étais arrivé ; c’était assez inhabituel. Il était toujours très occupé pendant son festival. J’étais en train de travailler sur un dossier ; je prenais - mon temps. Je savais que les concerts commençaient à 17 heures mais je n’arrivais jamais avant l’heure de l’apéro.
En lisant le message de Benoît, j’ai pensé qu’il y avait peut-être une surprise organisée pour cette amie commune. Si oui, il y avait sans doute une carte d’anniversaire à signer discrètement. Mon cabinet était à un quart d’heure à pied de la place de l’Hôtel de Ville. J’ai pressé le pas.
Dès que je suis arrivé, Benoît m’a demandé de le suivre dans un couloir de la mairie ; il avait un air mystérieux. Soudain, il a fondu en larmes.
Une boule de la taille d’une demi-balle de tennis était apparue sur son dos. Il me l’a fait toucher . « J’ai un Gremlin dans le corps ; il pousse à toute vitesse ! » Cette scène a duré quelques secondes, pas plus, puis il m’a demandé de lui apporter de l’eau et des mouchoirs. Il a respiré fort et est sorti souriant dans la cour de l’Hôtel de Ville.
De manière artisanale, j’avais constitué une équipe pour capter ces trois jours du « Non Fnac Live ». J’avais aussi rempli des demandes d’autorisation de tournage. Je n’avais aucune idée du film que je voulais réaliser. Je faisais tout à l’envers. Ce projet était absurde et essentiel. Comme la mort de Benoît.
La veille du tournage, je suis allé chercher une caméra de location. Elle était relativement lourde. En remontant la rue du Faubourg-Poissonnière, j’ai été envahi de doutes sur ce projet de documentaire qui me permettait d’avancer sur un fil. J’ai levé les yeux au ciel pour parler à Benoît. Je rêvais d’un signe. Moi qui ne suis pas croyant, j’ai fixé les nuages. J’aurais aimé voir une paréidolie (une de ces images qu’on aperçoit parfois au milieu du ciel) qui m’aurait permis de croire que Benoît répondait à mes soliloques. Mais rien n’est apparu.
Lorsque j’ai baissé la tête, mon regard a croisé la rue de Paradis. Cette coïncidence m’a mis en joie. J’ai posé la caméra pour prendre une photo. Je voulais avoir, sur la même image, les deux plaques de cette rue, située au croisement de la rue du Faubourg-Poissonnière. Et j’ai alors réalisé que cette rue change de nom à cette intersection. À droite, c’est la rue de Paradis. À gauche, la rue Papillon.
J’ai éclaté de rire. Et j’ai relevé la tête. Ce jour-là, j’ai compris qu’on pouvait vivre avec nos morts. Qu’il fallait simplement décider d’une nouvelle grammaire, inventer de nouveaux signes, être attentif à tout ce qu’on ne regarde pas habituellement.
Tous les mois je venais à Saint-Soupplets.
Contrairement à ce que j’avais anticipé, les rencontres avec les écoliers étaient souvent plus riches que celles avec les collégiens.
Les plus jeunes enfants semblaient passionnés par ces histoires de nuages. Ils me disaient, par exemple, être désormais beaucoup plus attentifs aux formes qu’ils apercevaient dans le ciel.
À chacune de mes interventions, leurs bras se levaient avec une excitation propre à l’enfance : « Moi aussi, moi aussi, j’ai vu quelque chose dans les nuages ! » Je ne savais pas s’ils avaient une imagination débordante ou s’ils mentaient. Ce qui est certain, c’est qu’ils me rapportaient avoir vu des images incroyables : des sirènes, des cactus, le visage de leur grand-mère, un canapé ; il y avait tout et n’importe quoi au-dessus de leur tête, comme dans la caverne d’Ali Baba.
Mathieu Simonet : La fin des nuages, Julliard, 2023, pages 9-10, 12-16, 24-25, 28-29, 31, 62-63, 72-73 et 133.
Crédit Photo : Charlotte-Krebs