Violaine Bérot : Nue, sous la lune

Mercredi 29 mars 2023 — Dernier ajout jeudi 17 avril 2025

Elle a tout abandonné pour lui. Elle avait du talent et commençait à être reconnue. Comme lui, elle est sculpteur. Mais elle est devenue sa servante. Insidieusement. Elle s’est oubliée, reniée et tente, au début de ce court roman intense, de prendre la fuite.

Violaine Bérot raconte, avec son style reconnaissable et poétique, cette tragédie que représente le fait de devenir « personne ». (Note de l’éditeur)

Le village vers lequel je me dirige a un joli nom de village tranquille. Peut-être y trouverai-je un hôtel. La campagne pour l’atteindre déborde de petites prairies toutes en courbes et très vertes. Autour des prairies, partout, des arbres, certains immenses, luxuriants, une extraordinaire diversité. J’ai toujours éprouvé tellement de plaisir à me retrouver parmi les arbres, tellement, au point que même aujourd’hui je sens le sourire tenter maladroitement de se frayer un chemin sur mon visage. Et cette soudaine nécessité de sourire au milieu de tant de douleur, de sourire pour ce très bête prétexte des arbres, me donne envie de rire de moi. Il y a si longtemps que je n’ai pas ri, tu ne supportais pas mon rire, tu disais que je riais trop, alors je ne riais plus.

Je pénètre dans le charmant village, un étrange et minuscule village construit tout en rond, si étrange qu’il ne m’étonnerait pas de trouver ici un endroit où me réfugier. Sur la place, une fontaine. Je pile brutalement, coupe le moteur, bondis de ma voiture. Je cours vers l’eau. Boire enfin. Cette eau glaciale brûle mon œsophage, glisse le long de mon menton, de mon cou, c’est froid, terrible, délicieux, ça réveille, ça donne envie de hurler.

Je suis aussi gelée que l’eau. Contre l’église se trouve un banc, je m’assieds là. Je n’ai pas le courage de retourner jusqu’à ma voiture, de fouiller dans mon sac pour trouver un pull, je ne veux pas tomber nez à nez avec le téléphone. Je m’allonge sur le banc, tant pis pour le froid, je vais dormir, je dors déjà.

Pourquoi le jour et la nuit n’étais-tu pas le même ? Pourquoi l’homme de la nuit était-il si prévenant et celui du jour si dur ? Je raffolais de dormir auprès de toi que mon mauvais sommeil réveillait sans cesse, toi qui alors me prenais contre ton corps, bien serrée, pour m’aider patiemment à me rendormir. Ta surprenante bienveillance me bouleversait. Dans tes bras puissants refermés sur mon buste, je pouvais enfin redevenir petite, menue, frêle, une bulle.

J’ai dû m’assoupir. Je ne trouve pas la force de rouvrir les yeux. Je sens contre ma hanche, mon épaule, la rudesse du bois. Je ne bouge pas, je laisse le banc m’user les os. Sur mon corps, quelque chose de chaud, de lourd, sent fort. Cette odeur n’est pas la mienne, je ne la connais pas. Qui a profité de mon sommeil pour me couvrir ? Qui a deviné que j’avais besoin de chaleur ? Qui s’est discrètement occupé de moi avant d’aussi discrètement s’envoler ? Je rêve d’un ange qui se cacherait tout près. Je ne veux pas soulever mes paupières, je ne sais ni où je suis ni ce que demain je deviendrai, mais en cet instant je m’en remets à l’ange, me blottis sous son aile, me roule en boule dans son odeur. Je n’ai plus froid. Je me rendors sur le banc de bois.

La vie est une farceuse, une drôle de moqueuse, je dormais si bien et cette envie me tombe dessus, une envie démente, comme si toute l’eau bue à la glaciale fontaine réclamait de sortir, comme si, las de se vider par mes seules larmes, mon corps n’avait trouvé que cet autre exutoire. J’étais si bien et il va me falloir ouvrir les yeux, me lever, chercher un endroit discret, à croire que trop de bon m’est interdit, que toujours un détail très bête se sent obligé de gâcher la douceur. Mais je n’y tiens plus, ne vais quand même pas me faire pipi dessus juste pour rester dans les bras d’un ange.

Je découvre la grosse couverture verte qui recouvre mon corps, elle sent bon et fort mais plus forte encore est la présente urgence. J’abandonne au banc la céleste couverture, me précipite. Je suis en plein cœur du village et me voilà qui tourne autour de la place, qui tourne en vain, qui tourne néanmoins tant grande est la peur de ne pouvoir me retenir si j’arrêtais de tourner. Je tourne dans le village rond, je pourrais tourner à l’infini - alors l’ange miraculeux m’apparaît.

Je ne l’imaginais pas ainsi, elle et non il, et si vieille, si minuscule, ridée extrêmement. Elle m’a fait un signe, m’attire maintenant dans son antre, tout cela sans un mot, et moi je ne veux qu’une chose, aussi je le lui dis, et cette phrase ou mon air, enfin je ne sais exactement quoi, la fait sourire malicieusement. Elle prend ma main, me conduit à petits pas trottinants tout au fond du couloir, ouvre une porte, je suis certaine qu’elle me déculotterait pour mieux m’aider si je la laissais faire, mais je suis trop pressée, je me débarrasse de sa main pour défaire seule mon pantalon, ne me préoccupe que de pouvoir enfin me soulager. Et je ne me soucie même pas de savoir si elle est toujours là, j’ai fermé les yeux, peut-être suis-je en train de faire pipi devant elle mais cela n’a plus d’importance.

Sous ton regard, malgré tes fréquentes injonctions, ça, je n’ai jamais accepté de le faire, jamais cédé, l’une des dernières résistances auxquelles je m’accrochais, l’un de ces petits riens qui provoquaient ta hargne, de ces détails ridicules qui durant quelques secondes me donnaient la sensation d’être libre, de disposer encore d’un espace d’intimité.

Mon ange délicieux se tient debout face à moi. Elle n’a encore rien dit. Peut-être ne le peut-elle pas, ou bien ne le juge-t-elle pas nécessaire. Je ne parle pas davantage, fais ce qu’elle m’invite à faire, mange. Mais je ne peux m’empêcher d’observer ses gestes, ses mimiques, de la regarder bouger. J’aimerais qu’elle soit nue, étudier ce que le temps très long a fait de son corps, pouvoir toucher ce qu’il reste des muscles, sentir les os, les tendons. J’imagine mes mains la travaillant, j’imagine cela et c’est encore auprès de toi que je me vois, comme si hors de toi il ne m’était pas concevable de reprendre des outils, de me remettre à l’ouvrage. Je voudrais tant que ces pensées incessantes n’envahissent plus ma tête, qu’une indolente torpeur m’engloutisse.

Peut-être, à tes côtés, me suis-je trop habituée à vivre sous tension, cette indicible tension qui ne tombait qu’à la nuit dans le secret de ton lit. Au matin pourtant, tu te levais sans un mot pour moi, sans un regard, et c’en était fini de l’accalmie. Il suffisait que tu quittes les draps pour redevenir cet autre qui m’ignorait.

Violaine Bérot : Nue, sous la lune ; Buchet-Chastel, 2017, pages 30-36.


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