Stephen King, Ecriture mémoires d’un métier

Mercredi 2 février 2022

Quand Stephen King se décide à écrire sur son métier et sur sa vie, un brutal accident de la route met en péril l’un et l’autre. Durant sa convalescence, le romancier découvre les liens toujours plus forts entre l’écriture et la vie. Résultat : ce livre, tout à la fois essai sur la création littéraire et récit autobiographique. (NdE)

On me demande souvent si les écrivains de fiction débutants gagnent à suivre des cours ou des séminaires d’écriture. Ceux qui me posent la question sont trop souvent à la recherche de la baguette magique ou de l’ingrédient secret, voire de la plume magique de Dumbo, toutes choses introuvables dans les classes ou les retraites les plus studieuses, aussi séduisantes que soient les brochures vantant ce type d’enseignement. Quant à moi, si j’ai mes doutes sur les avantages des ateliers d’écriture, je n’y suis pas entièrement opposé.

Dans le merveilleux roman tragi-comique de T. Corghessan Boyle, L’Orient, c’est l’Orient, est décrite une colonie d’écrivains, installée au fond des bois, qui relève à mon avis du plus pur conte de fées. Chaque participant dispose de sa petite cabane personnelle où il passe en principe la journée à écrire. A midi, un domestique du bâtiment principal apporte à ces Hemingway en herbe un repas dans une gamelle qu’il pose sur le pas de porte des cabanes. Qu’il pose avec délicatesse, de manière à ne pas déranger la transe créatrice dans laquelle serait l’occupant des lieux. L’une des deux pièces de la cabane est réservée à l’écriture. Dans l’autre, on trouve un lit de camp pour cette chose essentielle, la sieste de l’après-midi… ou, peut-être, quelques galipettes revigorantes avec un(e) autre des participant(e)s.

Le soir, tous les membres de la colonie se rassemblent dans le pavillon collectif pour un dîner et d’enivrantes conversations avec les écrivains en résidence. Plus tard, devant un feu de cheminée pétillant, dans le salon, on fait griller des marshmallows et sauter du popcorn, on boit du vin et on lit et critique les travaux des uns et des autres.

Vu sous cet angle, je trouvais qu’un tel environnement était un rêve d’écrivain. (…) J’imagine que j’étais d’autant plus séduit que tout cela était bien éloigné de mon expérience personnelle, dans laquelle le flot créatif risque d’être interrompu à tout moment par un message de ma femme m’informant que les toilettes sont bouchées et que ce serait bien que je fasse quelque chose, ou par un coup de fil du cabinet dentaire me rappelant que je suis sur le point de rater encore un rendez-vous avec mon dentiste. Dans de tels moments, je suis bien tranquille que tous les écrivains ressentent la même chose, quel que soit leur talent ou leur succès : Mon Dieu, si seulement j’avais le bon environnement, avec des gens qui me comprendraient vraiment, je suis certain que je pourrais pondre mon chef-d’œuvre.

La vérité m’oblige à le dire : j’ai constaté que ces interruptions et distractions ne sont guère dommageables pour une œuvre en cours, et peuvent même parfois s’avérer utiles. Après tout, c’est le petit débris entré dans la coquille de l’huître qui est à l’origine de la perle, pas des séminaires de « perlologie » avec d’autres huîtres. Et plus la tâche quotidienne qui m’attend est formidable — plus elle relève du faut que au lieu d’être simplement du j’aimerais bien-, plus elle risque de devenir problématique. L’un des grands vices de forme des ateliers d’écriture est qu’on y fonctionne selon la règle du faut que. Vous n’y êtes pas venu, n’est-ce pas, pour vagabonder comme un nuage dans le ciel ou jouir de la beauté de la forêt, de la majesté des montagnes. Vous êtes supposé écrire, bon sang de sort, au moins pour que vos collègues aient quelque chose à critiquer quand ils feront griller leurs foutus marshmallows, le soir. Par ailleurs, lorsque s’assurer que les enfants partent à l’heure pour leur camp de loisir est tout aussi important que le roman en cours d’écriture, la pression est beaucoup moins grande.

Et au fait, qu’est-ce qu’elles valent, ces critiques ? Eh bien, pas grand-chose, selon moi — désolé. La plupart font dans le flou artistique de la manière la plus irritante qui soit. J’adore les sentiments qui émanent de l’histoire de Peter, va dire quelqu’un. Elle a quelque chose… un certain je ne sais quoi… un certain aspect adorable, vous savez… Je ne peux pas le décrire exactement…

Parmi ces perles du bêtisier « séminaresque », on trouve encore : On a l’impression que pour ce qui est du ton, il est, euh… vous savez, le personnage de Polly me paraît pas mal stéréotypé ; j’adore les images parce qu’on arrive à voir ce qu’il a voulu dire…

Et, la plupart du temps, au lieu de bombarder les auteurs de ces idioties avec leurs marshmallows tout juste grillés, tous ceux qui sont assis autour du feu hochent la tête et sourient, songeurs, d’un air entendu et solennel. En séminaire, trop souvent enseignants et écrivains ne font que hocher la tête, sourire et prendre un air entendu et solennellement songeur. Il ne semble venir à l’esprit de personne ou presque que si vous avez des sentiments que vous ne savez pas trop comment décrire, vous pourriez vous trouver, je ne sais pas, en quelque sorte, en un certain sens — dans la putain de mauvaise classe !

Non seulement des critiques aussi vagues ne vous aideront pas à améliorer votre texte, quand vous vous attellerez à la seconde mouture, mais elles pourront même être nuisibles. Aucun des commentaires que je cite ne concerne le langage de votre texte, ou son sens narratif ; ils ne sont que du vent, ils ne proposent rien de précis, de concret.

De plus, ces critiques au quotidien vous obligent à écrire la porte ouverte en permanence et, dans mon esprit, c’est plus ou moins en contradiction avec le but recherché. Quel avantage trouve-t-on à ce qu’un domestique plein de sollicitude vienne sur la pointe des pieds déposer le déjeuner sur le pas de votre porte, puis reparte sur la pointe des pieds tout aussi silencieusement, si vous lisez tous les soirs votre travail à voix haute (ou en distribuez des photocopies) à un groupe de postulants écrivains qui vous racontent ensuite qu’ils apprécient la manière dont vous maniez le ton et suggérez l’ambiance, mais qu’ils aimeraient savoir si la casquette de Dolly, celle avec les clochettes dessus, joue un rôle symbolique ? On vous presse sans arrêt de vous expliquer et, selon moi, c’est une bonne partie de votre énergie créatrice qui part dans la mauvaise direction. Vous n’arrêtez plus de remettre votre prose et vos objectifs en question, alors que vous devriez écrire aussi vite que court le Bonhomme de pain d’épice, jeter cette première version de votre histoire sur le papier tant que le fossile est encore clair et brillant dans votre esprit. Trop de classes d’écriture font du Attends une minute, explique-nous ce que tu veux dire par là une sorte de règle du jeu implicite.

En toute honnêteté, je reconnais ne pas être sans préjugés sur cette question : l’une des rares fois où j’ai été victime du syndrome de la page blanche dans toute sa force remonte à ma dernière année d’étudiant à l’université du Maine ; je suivais à l’époque non pas un, mais deux cours d’écriture créative (l’un d’eux était le séminaire où j’ai rencontré ma future femme, et je ne peux donc pas dire que j’y ai perdu mon temps). La plupart de mes camarades écrivaient des poèmes sur leurs désirs sexuels ou des histoires de jeunes gens mélancoliques, incompris de leurs parents et s’apprêtant à partir pour la guerre du Viêt-Nam. Une jeune femme en fit des tartines sur la lune et les cycles menstruels ; dans ses poèmes, la lune, the moon, apparaissait toujours orthographiée th m’n. Elle était incapable de nous expliquer pourquoi, mais nous le sentions bien tous : th m’n, ouais, je pige, frangine.

J’apportais moi aussi des poèmes de mon cru, mais j’avais mon sale petit secret enfoui au fond du dortoir : le manuscrit inachevé d’un roman. Il mettait en scène une bande de jeunes complotant pour provoquer une émeute raciale. Le but était de s’en servir de couverture pour pouvoir dévaliser deux usuriers et des dealers de drogue dans la ville fictive de Harding, plus ou moins inspirée de Detroit (dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds, ce qui ne m’arrêta pas et ne me ralentit même pas). Ce roman, Sword in the Darkness, me paraissait d’un mauvais goût achevé, comparé à ce qu’essayaient de produire mes condisciples ; raison pour laquelle, sans doute, je me suis bien gardé de le montrer en classe pour le soumettre à leurs critiques. Le fait qu’il était meilleur et plus sincère que tous mes poèmes sur le désir sexuel ou le blues post-adolescent ne faisait que rendre les choses encore pires. Résultat ? Quatre mois pendant lesquels je n’ai pratiquement rien pu écrire. Au lieu de cela, je buvais de la bière, fumais des Pall Mall, lisais John D. McDonald en poche et regardais les feuilletons de l’après-midi à la télé.

Cours et séminaires d’écriture ont au moins un avantage indéniable : on y prend au sérieux le désir d’écrire de la fiction ou de la poésie. Pour tout aspirant écrivain en butte à la condescendance apitoyée de ses amis et de ses parents (« Surtout, ne quitte pas ton emploi tout de suite ! » est la réplique sempiternelle à laquelle on a droit, accompagnée d’un hideux sourire de bon tonton), c’est une chose merveilleuse. Au moins, dans les classes d’écriture, est-on tout à fait libre de passer de longs moments dans son petit monde intérieur, son univers imaginaire. Mais dites-moi, avez-vous vraiment besoin d’une permission écrite dûment tamponnée pour vous y rendre ? Avez-vous besoin qu’on vous colle un badge sur la poitrine avec écrivain écrit dessus pour croire que vous en êtes un ? Seigneur, j’espère bien que non !

Autre argument qui milite en faveur des cours d’écriture, les hommes et les femmes qui y enseignent. Il y a des milliers d’écrivains talentueux aux Etats-Unis, et seul un petit nombre d’entre eux (je crois que le chiffre tourne autour de quelque chose comme cinq pour cent) peuvent vivre et faire vivre leur famille avec leur travail. On peut aussi décrocher une bourse, ici ou là, mais ce n’est jamais suffisant. Quant à d’éventuelles subventions du gouvernement pour écrivains créatifs, ce n’est même pas la peine d’y penser. Subventionner le tabac, oui. Subventionner les recherches pour étudier la mobilité du sperme non préservé de taureau, encore mieux. Subventionner des écrivains ? Jamais de la vie. La plupart des électeurs seraient d’ailleurs d’accord, je crois. Norman Rockwell et Robert Frost mis à part, les Américains n’ont jamais eu beaucoup de respect pour les créateurs, dans l’ensemble, ils sont beaucoup plus intéressés par les médailles commémoratives éditées par la Franklin Mint et les cartes de veux d’Internet. Et que ça vous plaise ou non, c’est comme ça. Les Américains se passionnent bien plus pour les jeux télévisés que pour les nouvelles de Raymond Carver.

La solution, pour nombre d’écrivains de fiction, consiste à enseigner ce qu’ils savent. Voilà qui peut être tout à fait positif, et il est excellent que des écrivains débutants puissent avoir l’occasion de rencontrer et d’écouter des auteurs chevronnés, qu’ils admirent peut-être depuis longtemps. C’est aussi excellent lorsque ces classes permettent de prendre contact avec le monde de l’édition. Je dois d’avoir trouvé mon premier agent, Maurice Crain, à l’un de mes professeurs de lettres, Edwin M. Holmes, lui-même auteur de nouvelles estimées régionalement. Après avoir lu un ou deux de mes textes, Holmes demanda à Crain s’il ne serait pas intéressé par les travaux d’un jeune auteur. Crain accepta, mais notre association n’alla pas très loin ; il avait alors quatre-vingts ans passés, n’était pas en très bonne santé et mourut peu de temps après notre premier échange de correspondance. J’espère simplement que ce n’est pas ma première fournée d’histoires qui l’a achevé.

On n’a pas davantage besoin de classes ou de séminaires d’écriture qu’on a besoin de tel ou tel manuel d’écriture. Faulkner a appris le métier tout en travaillant à la poste d’Oxford, dans le Mississippi. D’autres s’y sont initiés alors qu’ils étaient dans la marine, ouvriers dans des aciéries, ou accomplissaient leur peine dans les meilleurs hôtels à barreaux de fer du gouvernement. J’ai appris les choses les plus essentielles (à tout point de vue, y compris commercial) concernant le travail qui est ma vocation alors que je lavais les draps sales des hôtels et le linge de table des restaurants à la blanchisserie New Franklin de Bangor. On apprend encore mieux en lisant beaucoup et en écrivant beaucoup, et les leçons les plus précieuses sont celles qu’on s’enseigne soi-même. Or c’est presque toujours lorsque les portes de votre bureau sont fermées que ces leçons produisent leur effet. Les discussions, dans les classes d’écriture, peuvent être stimulantes, on peut beaucoup s’y amuser, mais elles s’égarent trop souvent loin de la réalité de l’écriture, de son côté mains dans le cambouis.

Supposons néanmoins que vous vous retrouviez dans une version ou une autre de la colonie sylvestre d’écrivains de L’Orient, c’est l’Orient : votre petit cottage au milieu des pins, parfaitement équipé avec son traitement de texte, des paquets de disquettes neuves (qu’y a-t-il de plus excitant pour l’imagination qu’une boîte de disquettes scellée ou une ramette de papier blanc ?), le lit de camp dans l’autre pièce pour la sieste, et une dame qui viendrait déposer votre déjeuner sur le pas de la porte sans faire de bruit et repartirait de même. Ce ne serait pas si mal, au fond. Si on vous offre l’occasion de vivre une telle expérience, n’hésitez pas, allez-y ! Vous n’apprendrez peut-être pas les Secrets Magiques de l’Ecriture (il n’y en a pas — la poisse, hein ?), mais vous vivrez sans aucun doute des moments fabuleux, et je suis toujours partisan des moments fabuleux.

Stephen King, Ecriture mémoires d’un métier, Le livre de poche, 2017 (2003), pages 276-283.

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