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D’abord en prenant conscience que rien ne nous oblige à nous mettre la pression en nous fiant à l’opinion des autres sur ce qu’on produit. Et, plus important encore, rien ne nous oblige à nous mettre la pression en comparant nos succès avec ceux des autres.
La poésie est un milieu qui grouille de snobs. En même temps il est relativement ouvert et en constante mutation. On s’imagine souvent - à tort - que la caste « de l’écrit » est ultra-sélect et que celle « de la scène » est plus ouvert ; d’après mon expérience, les grands poètes, quel que soit leur mode d’expression, sont en règle générale des esprits généreux et tournés vers leurs semblables tandis que les médiocres ont tendance à se donner des airs, à prendre les autres de haut - et ils font une fixette sur les défauts de ce que produisent les autres. Un poète médiocre n’a aucun scrupule à se forger un style par opposition à l’absence de plume ou de talent d’un pair, sans se rendre compte que chez lui aussi, niveau plume et talent, c’est le désert. Savoir se remettre en question, c’est la marque d’un auteur qui est un cran au-dessus.
Il est tentant de définir son talent par rapport à celui d’un autre, mais tu n’es en concurrence qu’avec toi-même. Il s’agit d’essayer de s’améliorer chaque jour un peu plus en écriture (ou en amour, en amitié, dans la vie en général). Améliorer quelqu’un d’autre, ça n’a aucun intérêt. Mais comment être sûr d’avoir progressé ? Comment savoir si tu es devenu meilleur dans ta partie, si tu « vaux quelque chose », quand tu te passes du baromètre de l’adhésion, de la validation ou de la reconnaissance sociale ?
La boussole créative correspond à l’instinct qui t’a attiré dans ta discipline de prédilection ; quand tu es en phase avec elle, elle te dit tout ce que tu as besoin de savoir sur tes progrès, sur ton évolution. Elle te sert de gouvernail quand il faut prendre des décisions difficiles et t’aide à distinguer une authentique pulsion créatrice d’une envie motivée par le besoin d’être applaudi. Il arrive que cette boussole, un amour-propre blessé ou un ego fragilisé déclenchent la même sensation. Ces trois-là exigent que tu montres de quoi tu es capable. Comment savoir, sur le moment, lequel te pique avec son aiguillon ? Comment « retrouver son âme » ? L’erreur est une forme d’apprentissage. Après avoir parcouru des kilomètres sur la mauvaise route et débouché dans une impasse créative, tu découvres ce qu’on ressent quand on agit sans réfléchir ; ça te servira de leçon. Cette méthode d’apprentissage est capitale. Il y aura des ratages, forcément. Tu vas te planter. Tu vas t’apercevoir que ce que tu fais est inabouti. C’est comme ça qu’on apprend à explorer ses pulsions, à creuser jusqu’aux racines. Par un processus de réanimation sensorielle. La mise en place d’une nouvelle palette émotionnelle. Ou la réactualisation d’une ancienne tombée dans l’oubli. Il n’y a rien de honteux à écrire pour obtenir la bénédiction de ses pairs. Rien de honteux à vouloir percer dans la chanson parce qu’on trouve que chanter, c’est cool. Ce qui pose problème, c’est se sentir obligé de produire quelque chose alors qu’on n’a pas réussi à déterminer quoi faire de sa créativité.
Citons Bukowski : « Pour toi / pas pour la gloire / ni pour le blé / cent fois remets l’ouvrage sur le billot. »
On aurait tort de croire que, quand on ignore tout du contexte d’une œuvre qui est encensée, on en est automatiquement exclu. Qu’il s’agisse de culture populaire ou élitiste. Si un rappeur que tu écoutes sur YouTube t’atteint en plein cœur, tu n’as pas à en rougir. Tu n’as pas à t’en justifier dans les cercles littéraires. Idem si tu apprécies un poète classique. Non, pas besoin d’aborder les œuvres portées aux nues avec dévotion. Le gisement d’influences dans lequel tu puises ne doit pas avoir reçu le blanc-seing d’une académie ou d’une institution, ni être garrotté par les paramètres d’un genre, d’un sous-genre ou d’un « mouvement ». Écoute de tout. Lis autant que possible. Essaie de rester pleinement présent, pleinement impliqué, dans l’activité qui exige ton attention. Même si elle ne te passionne pas. Demande-toi pourquoi, d’ailleurs. Quels choix te posent problème ? Qu’est-ce qui ne te plaît pas dans la façon dont la batterie a été enregistrée ? Qu’est-ce qui ne te plaît pas dans les changements de perspective d’un chapitre à l’autre ? Tu veux être écrivain, alors lis des écrivains. Des contemporains, imparfaits, qui suscitent ton envie et ton dédain, pas seulement tes héros disparus. Pareil pour la musique. Pareil pour absolument tout. Tu te demandes comment vivre, ou ne pas vivre, et tu veux des exemples ? Cherche-les. On en trouve partout.
L’écriture ne connaît pas le succès. Elle ne connaît que l’échec, à des degrés divers. Écrire, c’est échouer. Il n’y a rien à retoucher dans une idée. Elle parvient à l’écrivain au détour d’un rêve fébrile et l’écrivain la retient dans son esprit, dans son corps ; elle se nourrit de tout. L’auteur a consacré une vie entière à affûter ses compétences en prévision de cet instant, pour extraire cette idée impalpable, pour qu’elle se diffuse jusqu’à ses mains jadis stériles et jaillisse sur la page. Mais le résultat ne sera jamais parfait. Lorsqu’il se collette avec une idée, l’écrivain l’abîme forcément un peu. Elle ne dure pas éternellement, et quand l’échéance ne peut être repoussée plus longtemps, l’écrivain à bout de course a appris une nouvelle leçon sur ses propres limites qu’il se promet de dépasser la fois d’après. Et lorsque la fois d’après arrive, il se retrouve face à de nouvelles limites, de nouveaux obstacles, de nouvelles embûches.
« Mettre le point final », cela donne à l’artiste l’humilité nécessaire pour repartir d’une page blanche. Des idées, beaucoup, beaucoup de gens en ont. Mais aller jusqu’au bout d’une idée, avec ce que ça implique de souffrance, et se rendre compte qu’on n’est pas outillé comme il faut malgré une conviction en béton armé, une créativité débridée, une technique constamment affûtée et un talent inné, c’est échouer quand même. Tu y as mis tes tripes. C’est sorti de toi, tu as fait un pas supplémentaire vers ta raison d’être. La prochaine fois, peut-être que tu te débrouilleras mieux. Ou peut-être qu’il n’y aura pas de prochaine fois.
C’est la triste réalité de la vie d’artiste, et c’est pour cela que le bon artiste a droit à la déférence et à la considération du public. Malgré la volonté qui le dévore de l’intérieur, la conviction d’avoir quelque chose d’essentiel à dire, malgré cela, malgré la noble flamme de la création qui se consume en lui, il est condamné à l’échec. Il persévère en dépit des ratés et puise une fierté muette dans le fait qu’il s’acharne à échouer et que, avec un peu de chance, pour reprendre la formule de Samuel Beckett, il échoue mieux.
Ce qui distingue un artiste de celui qui rêve d’en être un, c’est l’œuvre achevée. La personne qui déborde d’idées géniales et qui juge ce que les autres produisent à l’aune de ce qu’elle-même se croit capable de produire, alors qu’elle n’a jamais mené un projet de A à Z : voilà le leurre du travail artistique. Tout le monde est certain que c’est à sa portée, tout le monde sauf ceux qui mettent les mains dans le cambouis, qui savent que c’est pour eux une nécessité absolue et qui, pourtant, ressortent à chaque fois plus convaincus de leur impuissance. Ici prennent tout leur sens les vers brillantissimes de Czesław Miłosz : « J’ai tu ce que j’aurais dû dire. / J’ai distillé brume et chaos. »
Kae Tempest : Connexion, Points 2022, pages 85-89.
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