Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles ; voudrait-il s’exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu’il a la prétention de « traduire », n’est elle-même qu’un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s’expliquer qu’à travers d’autres mots, et ceci indéfiniment : aventure qui advint exemplairement au jeune Thomas de Quincey, si fort en grec que pour traduire dans cette langue morte des idées et des images absolument modernes, nous dit Baudelaire, « il avait créé pour lui un dictionnaire toujours prêt, bien autrement complexe et étendu que celui qui résulte de la vulgaire patience des thèmes purement littéraires » (les Paradis artificiels) ; succédant à l’Auteur, le scripteur n’a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt : la vie ne fait jamais qu’imiter le livre, et ce livre lui-même n’est qu’un tissu de signes, imitation perdue, infiniment reculée.
La parole est irréversible, telle est sa fatalité. Ce qui a été dit ne peut se reprendre, sauf à s’augmenter : corriger, c’est, ici, bizarrement, ajouter. En parlant, je ne puis jamais gommer, effacer, annuler ; tout ce que je puis faire, c’est de dire « j’annule, j’efface, je rectifie », bref de parler encore. Cette très singulière annulation par ajout, je l’appellerai « bredouillement ». Le bredouillement est un message deux fois manqué d’une part on le comprend mal, mais d’autre part, avec effort, on le comprend tout de même ; il n’est vraiment ni dans la langue ni hors d’elle : c’est un bruit de langage comparable à la suite des coups par lesquels un moteur fait entendre qu’il est mal en point ; tel est précisément le sens de la ratée, signe sonore d’un échec qui se profile dans le fonctionnement de l’objet. Le bredouillement (du moteur ou du sujet), c’est en somme une peur : j’ai peur que la marche vienne à s’arrêter.
Tout ce que nous lisons et entendons, nous recouvre comme une nappe, nous entoure et nous enveloppe comme un milieu : c’est la logosphère. Cette logosphère nous est donnée par notre époque, notre classe, notre métier : c’est une « donnée » de notre sujet. Or, déplacer ce qui est donné ne peut être que le fait d’une secousse ; il nous faut ébranler la masse équilibrée des paroles, déchirer la nappe, déranger l’ordre lié des phrases, briser les structures du langage (toute structure est un édifice de niveaux). L’œuvre de Brecht vise à élaborer une pratique de la secousse (non de la subversion : la secousse est beaucoup plus « réaliste » que la subversion) ; l’art critique est celui qui ouvre une crise : qui déchire, qui craquelle le nappé, fissure la croûte des langages, délie et dilue l’empoissement de la logosphère ; c’est un art épique : qui discontinue les tissus de paroles, éloigne la représentation sans l’annuler.
Qu’est-ce donc que cet éloignement, cette discontinuité qui provoque la secousse brechtienne ? C’est seulement une lecture qui détache le signe de son effet. Savez-vous ce qu’est une épingle japonaise ? C’est une épingle de couturière, dont la tête est garnie d’un minuscule grelot, de telle sorte qu’on ne puisse l’oublier dans le vêtement terminé. Brecht refait la logosphère en y laissant les épingles à grelots, les signes pourvus de leur menu cliquetis : ainsi, lorsque nous entendons un langage, nous n’oublions jamais d’où il vient, comment il a été fait : la secousse est une re-production : non une imitation, mais une production décrochée, déplacée : qui fait du bruit.
Donc, mieux qu’une sémiologie, ce qu’il faudrait retenir de Brecht, c’est une sismologie. Structuralement, qu’est-ce qu’une secousse ? Un moment difficile à tenir (et donc antipathique à l’idée même de « structure ») ; Brecht ne veut pas qu’on retombe sous la chape d’un autre nappé, d’une autre « nature » langagière : pas de héros positif (le héros positif est toujours poisseux), pas de pratique hystérique de la secousse la secousse est nette, discrète (aux deux sens du mot), rapide, au besoin répétée, mais jamais installée (ce n’est pas un théâtre de la subversion : pas de grande machine contestataire). Par exemple : s’il y a un champ qui soit enfoui sous le nappé de la logosphère quotidienne, c’est bien celui des rapports de classes ; or, Brecht ne le subvertit pas (ce n’est pas le rôle qu’il assigne à sa dramaturgie : et d’ailleurs comment un discours subvertirait-il ces rapports ?), il lui imprime une secousse, lui accroche une épingle à grelot : c’est par exemple l’ivresse de Puntila, déchirure passagère et récurrente, imposée au sociolecte du gros propriétaire ; contrairement à tant de scènes du théâtre et du cinéma bourgeois, Brecht ne traite nullement l’ivresse en soi (ennui poisseux des scènes de pochards) : elle n’est jamais que l’agent qui modifie un rapport, et par conséquent le donne à lire (un rapport ne peut être lu que rétrospectivement lorsque, quelque part, en un point quelconque, si éloigné, si ténu soit-il, ce rapport a bougé). A côté d’un traitement aussi exact (parce que retenu à sa stricte économie), combien dérisoires apparaissent tant de films sur la « drogue » ! Sous l’alibi de l’under-ground, c’est toujours la drogue « en soi » qui est représentée, ses effets, ses méfaits, ses extases, son style, bref ses « attributs », non ses fonctions : permet-elle de lire d’une façon critique quelque configuration prétendument « naturelle » des rapports humains ? Où est la secousse de lecture ?
Roland Barthes : Le bruissement de la langue, Points Essais, 1984, pages 67-68, 99 et 260-262.
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