Edouard Levé : Autoportrait

Mercredi 24 mai 2023

Ainsi l’auteur ne nous cache-t-il rien de ce qui le constitue, le désigne au regard des autres comme au sien, tant sur le plan physique que psychologique, voire sentimental ou sexuel, politique, philosophique, esthétique… Et il joue complètement le jeu. D’abord, loin d’une prétendue et affichée « sincérité », par une objectivité radicale qui passe aussi bien par la crudité, que la trivialité, ou la banalité. Ensuite par une totale absence de complaisance dans la mesure où chacune de ses propositions ne tolère ni délayage ni sensiblerie et ne s’entoure d’aucune précaution.

C’est que, sans y toucher, discrètement mais inéluctablement, la forme de ce texte en définit la morale. Il s’agit de phrases sèches, factuelles, sans aucun effet visible. Seule leur accumulation finit par provoquer cet effet d’individualité universelle qui, au-delà de l’anecdote, emporte une adhésion fascinée. (Note de l’éditeur)

(…) Le problème des parcs d’attractions est la foule : vides, je les trouve beaux. J’ai fumé jusqu’à l’écœurement. Je peux admirer des gens qui m’admirent. Je n’embellis ni l’enlaidis les choses. J’aime la musique en spirale jusqu’au moment où, soudain, je ne la supporte plus. Écouter de la musique en voiture est une manière de passer le temps, donc de réduire la durée de ma vie. Mes voitures ont toujours porté à droite. Les mauvaises nouvelles me déplaisent, mais réjouissent ma paranoïa. Beaucoup de mon corps est dans mes yeux. Ma mère m’a sauvé la vie en me la donnant. Quand j’ai fini d’utiliser un objet, je ne le lance pas, je le pose. La tarte Louis-Philippe me met plus en appétit que la bouillabaisse qui me dépayse plus qu’une montre à quartz qui m’est plus utile qu’un livre d’histoires drôles qui me fait moins rire que mon cousin Cyrille. Je n’aime pas l’accordéon, mais j’aime le bandonéon. Je préfère le violoncelle au violon. J’empaquette méticuleusement. Je me passe du journal pendant des mois. Je fais régulièrement le tour des galeries. Je ne peux pas voir trop d’art d’un coup. Je n’ai pas de plaisir dans les foires d’art contemporain. Je reviens d’une foire d’art contemporain comme d’un salon du livre : désabusé. J’ai trop le sens de l’absurde pour prendre l’accent des langues étrangères que je parle. Pour supporter l’après-midi, je le transforme en nuit froide : volets clos, rideaux tirés. J’écris au lit. Dans une piscine au bord de la route, je transformais en vagues le bruit des voitures. Il ne semble pas que je ronfle. Avoir la chair de poule me rappelle que je fus un animal il y a des générations. Je ne perdrai pas la vue, je ne perdrai pas l’ouïe, je n’urinerai pas dans mon slip, je n’oublierai pas qui je suis, je serai mort avant. J’essuie la table avant et après avoir mangé. Je ne me souviens pas avoir été puni par mes parents. J’ai appris seul à dactylographier. J’ai appris seul ce que je sais des ordinateurs. Je joue n’importe quoi au piano avec plaisir tant que personne n’écoute. Je ne dis pas « Quitte ou double », « Chiche », ou « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». J’ai porté pendant plusieurs années Pour Monsieur de Chanel, puis White de Comme des Garçons, puis Philosykos de Diptyque. Je suis contre le crépi. Je n’aime pas plus les pierres apparentes que les poutres apparentes. À plusieurs, j’ai moins de culpabilité dans la transgression. Je n’ai pas prédit que Mick Jagger mourrait d’un cancer de la prostate. J’ai un goût pour les formulations négatives, les contre-formes, les réformes et les déformations. Quand j’attends à ne rien faire, les idées viennent. Quand j’entends « god », je pense à la fois à Dieu et à un godemiché. Quand je veux faire rire un ami, je dis à tors et à travers : « C’est immoral ». Pendant un film comique, les rires par anticipation des autres spectateurs m’empêchent de rire. À un dîner, une amie m’a embrassé, s’est déshabillée, et tout a basculé pour la moitié des convives, parmi lesquels figuraient trois de mes anciennes amantes. Au ping-pong, le bruit de la balle m’aide plus que sa couleur. J’aime habiter dans une maison chargée par l’histoire des autres, j’aime aussi dormir dans les hôtels anonymes. J’ai quitté une femme parce que je ne l’aimais plus et que je ne m’aimais pas étant avec elle. J’éprouve une appréhension pour les conversations à durée obligée : déjeuners, dîners, entretiens. Au-delà de six personnes autour d’une table, je me perds dans la multiplicité des conversations. J’ai une préférence pour les conversations à deux. Je préfère dîner avec une qu’avec plusieurs personnes. Nager est une sorte de sommeil je passe facilement du lit au lac. Si je nage une demi- heure le matin, je suis bien toute la journée. Lorsque je me relâche complètement dans une piscine, je finis dans la même position, voûté dos au ciel, corps à 45°, tête sous l’eau, bras en avant qui semblent attraper le vide. Je ne suis jamais entré dans un club de strip-tease. J’ai couché avec une quinzaine de prostituées de diverses origines française, indienne, africaine, roumaine, arabe, italienne, albanaise. Louis de Funès me déprime. J’ai une collection d’une vingtaine de blue-jeans. J’ai une collection de paires de chaussures de ville en cuir noir. J’ai une collection de chemises noires. J’ai une collection de blousons en cuir noir. J’ai une collection de chaussettes noires. J’ai une collection de slips noirs. J’ai une collection de blousons en jean. Les gens qui me connaissent mal pensent que je porte toujours la même chemise et le même jean. Je n’ai pas envisagé de coucher avec une bonne sœur. C’est quand s’achève le ronronnement d’une machinerie que je m’aperçois qu’elle me gênait. Je n’ai pas l’intention de me venger. J’ai toujours un mouchoir en papier dans une poche et des clés dans l’autre. (…)

Edouard Levé : Autoportrait, POL - #formatpoche, 2023 (2013), pages 32-34.

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