5.
Le testament du père a été retrouvé
Dans les tiroirs aveugles de la famille
Là où se garde tout ce qui a été volé entre nous
Tout ce qui a été cassé
Tout ce qui a été donné
Et que les autres n’ont pas su prendre
Il a légué à sa femme
Des clés et des serrures
Pour bien fermer les portes du passé
Qu’elle ne soit pas exposée
Aux courants froids de la mémoire
Il a légué à ses enfants
Son rire
Sa myopie
La joie du verbe et de l’Histoire
Les battements irréguliers de son cœur
Et le sens de la justice
Ils ont porté tout ça comme des habits précieux
Qui ne conviennent
Ni aux saisons
Ni à la mode
Les gens les regardaient
Avec admiration
Et pitié.
14.
Comme le veut la coutume
Après l’enterrement
Tout le monde s’est rassemblé près du cimetière
Pour le café traditionnel
Le pain sec
Le cognac
Le cafetier
Sourire ému
Accueillait les gens
Les chaises ne suffisaient pas
Ni les tasses
Ni les verres
Les uns dans le café
Les autres dehors
Les uns assis
D’autres debout
Les tasses de café passaient
De main en main
Les bouteilles de cognac tournaient
D’une bouche à l’autre
Jusqu’à ce que le soleil se couche
Lorsqu’il n’y avait plus grand monde
- qui sait pourquoi ils sont partis ? -
Une cinquantaine de personnes sont encore restées
Leurs cours s’étaient tellement réchauffés
Qu’elles n’osaient plus bouger
L’alcool coulait à flots
Les paroles aussi
Chacun avait une histoire à raconter
Le jour où Fotis a dit que
Le jour où Fotis a fait ceci ou cela
est passé par
a offert un
a dormi…
Tout le monde s’est tu
Lorsqu’une femme
A commencé son histoire ainsi
Le jour ou plutôt la nuit
Où Fotis a dormi dans notre jardin
Fotis et son mari
- décédé lui aussi depuis quelques années -
Étaient devenus amis
À l’époque il venait souvent chez eux
Elle lui préparait une soupe aux haricots
Son plat préféré
Un soir
Effrayé
Pas le courage de retourner à sa grotte
Ni de passer la nuit tout seul
Il avait frappé à la porte
Et demandé la permission
De dormir dans le jardin
Sous l’oranger sauvage
« Effrayé ? » a demandé un homme
Avec la surprise et la douleur que l’on ressent
Lorsqu’un inconnu nous apprend
Quelque chose sur notre propre frère
Qui nous avait échappé
« Oui, effrayé » a répondu la femme
Et ils ont tous baissé les yeux
Puis quelqu’un a fredonné une chanson
Et les autres l’ont suivi
Ils ont chanté tout ce qui leur passait par la tête
Des chants de la mer et de la montagne
Le peu d’enfants qui étaient restés dans le café
Dormaient déjà depuis longtemps sur les genoux de leurs mères
Et les chants ont duré des heures
Ce n’est que tard dans la nuit
Qu’ils se sont enveloppés de leurs gros manteaux
Ils ont serré les enfants dans leurs bras
Et ont pris le chemin du retour
Comme ils marchaient dans le froid noir
Ivres et heureux
Ils ont tourné leur regard vers le firmament
Et ils ont imaginé Fotis errer
Dans ce ciel mité par des milliers d’étoiles
Il y trouverait bientôt
Ont-ils pensé
Ses habitudes éternelles
Entre rires et larmes
Ils faisaient des suppositions
Sur son poste céleste
Les pêcheurs l’imaginaient
Occupé à raccommoder des nuages
Et un archéologue
Qui connaissait la passion de Fotis pour tout ce qui était ancien
L’a nommé
Gardien des étoiles éteintes.
Katerina Apostolopoulou : J’ai vu Sisyphe heureux, Bruno Doucey, 2020, pages 27-29,109-115