CANIS LUPUS FAMILIARIS TERRA AMERICANA STAFFORDSHIRE
L’humain est un corridor étroit, il faut s’y engager pour espérer le rencontrer. Il faut avancer dans le noir, sentir les odeurs de tous les animaux morts, entendre les cris, les grincements et les pleurs. Il faut marcher, enfoncer les pattes dansune boue de sang et remonter le long d’un fil d’or abandonné là par l’humain lui-même, lorsqu’il n’était qu’enfance et que nul toit ne scellait son plafond. Animal parmi les animaux, il ne souffrait pas encore. L’humain est un corridor et tout humain pleure son ciel disparu. Un chien sait cela et c’est pour cela que son affection pour l’humain est infinie. (…)
CANIS LUPUS FAMILIARIS
Il lève sa main en guise de salut et reprend sa marche. La pluie ne va pas tarder. Je reste là à regarder l’homme se dissoudre de nouveau à l’intérieur du brouillard. Nous, les chiens, percevons les émanations colorées que les corps des vivants produisent lorsqu’ils sont en proie à une violente émotion. Souvent, les humains s’auréolent du vert de la peur ou du jaune du chagrin et quelquefois encore de teintes plus rares : le safran du bonheur ou le turquoise des extases. Celui-là, fatigué, épuisé, englouti par l’opacité opaline du chemin, exhale, depuis le centre de son dos, le noir de jais, couleur de la dérive et des naufrages, apanage des natures incapables de se départir de leur mémoire et de leur passé.
LAMPYRIS NOCTILUCA
Nous sommes une multitude aux abords du chemin herbeux, blottis au creux des cailloux ou dans les feuillages des buissons pour choyer notre lumière. Nous luisons loin de l’éclat du jour, loin des villes et loin des hommes. Nous sommes les poussières anciennes d’innocences oubliées. Nous existons encore. Il y aura éternellement des ténèbres où il nous sera possible de tracer nos lignes évanescentes et cela durera tant que dureront les nuits obscures. Leur disparition signera notre disparition. Ce sera la fin des temps primitifs. Il n’y aura plus personne pour transporter, dans l’intimité des lacs et des rivières, des éclats phosphorescents qui sauront répondre aux étoiles. Mais tant que la lumière aveuglante n’aura pas décimé le monde des ombres, nous pourrons égrainer nos lueurs. Nous n’abandonnerons pas. Nous luirons. La persistance des lucioles tentera les vallées, tout comme le chien sauvage sauvera l’homme évanoui. Il sera son ombre et lui sa lumière. Il en fera son maître et l’homme en fera son chien. Rien ne saura les séparer. L’un, gardien de l’autre, l’un, dans les pas de l’autre, ils iront, liant leur destin, jusqu’aux abords des confins et n’auront plus peur de la peur de la mort.
Wadji MOUAWAD : Anima, Actes Sud Leméac 2012, pages 119, 216-217, 262.
Le site officiel de Wadji Mouawad : http://www.wajdimouawad.fr/ où vous trouverez ce très beau texte sur le scarabée et l’artiste :
"Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.
Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté."