Pour les enfants Finaly, c’est fini et ce n’est pas fini. C’est fini, car ils repassent la frontière, cette fois en voiture, avec le père Inda et Germaine Ribière. Juin 1953. Gérald dit lui-même, arrivé dans la toute dernière maison de l’histoire, celle fixée par l’accord du 6 mars, la Moussonnière : il n’y a plus d’affaire Finaly. Il fait rire tout le monde quand un gendarme tente d’éloigner de lui un journaliste. Laissez-le donc, je sais quoi répondre. Les enfants font du vélo, respirent, mangent correctement, Robert, soucieux, écrit à Antoinette Brun, chère maman, on fait nos prières de vraie religion pour que vous n’alliez plus en prison, elle répond par voie de presse qu’elle ne regrette rien car elle les aime et quand on aime on est prêt à perdre - elle a donc jusque-là très peu aimé. Il y a dans cette dernière maison, la Moussonnière, des gendarmes qui surveillent, des tensions, des messes, et la tante des enfants.
On ne dira rien de l’émotion immense qu’elle, son mari et Keller ont tout fait pour vivre loin des regards curieux. Les enfants font du vélo, ils respirent et ils mangent, jouent au grand air. L’avocat de Keller confirme que l’accord du 6 mars est bel et bien caduc après les mois de kidnapping, l’affaire Finaly c’est fini et ce n’est pas fini, début juillet l’abbé Pagola, d’autres encore, on se souvient de celui qui agitait le mouchoir au coin de la rue pour que suivent les enfants, sont arrêtés, ils sont plus que jamais sûrs qu’ils ont bien fait, ils répètent qu’il faut se méfier des fanatiques et l’abbé Lafitte, un nouveau, pas fanatique pour un sou, décrit, après le transfert à la villa Chagrin de l’abbé Pagola, l’émotion des Bayonnais face à cette nouvelle démonstration de la mauvaise foi juive. Les moins fanatiques des élus écrivent un communiqué faisant l’éloge de ceux, civils ou prêtres, qui ont joué un rôle dans l’affaire, ont voulu sauver la foi, la nationalité, les sentiments filiaux des enfants Finaly, dans le pur désintéressement de leur conscience, et jettent l’opprobre sur le fanatisme de Moïse Keller. Fidélité, courage, loyauté, écrivent encore les hommes politiques, évoquant ainsi les vertus des prêtres qui ont enlevé et retenu pendant plus de cinq mois, contre la loi, des enfants de dix et douze ans. C’est fini et ce n’est pas fini. La Cour de cassation, le 23 juin, a confirmé qu’était confiée, on s’y attendait, la garde à la tante Rosner. Les Rosner et Moïse Keller, qui ont attendu les enfants pendant des années et ont vécu ces derniers mois pensant qu’ils ne les retrouveraient jamais, savent de quoi sont capables les Brun, les Antonine et les abbés. En ce mois de juillet, vingt personnes, entre Grenoble et Bayonne, sont inculpées. Peut-être est-il bon de suggérer, afin qu’ils ne fomentent pas une de ces ruses dont ils ont le secret, que l’accord du 6 mars, qui prévoyait le retrait des plaintes, est tombé de leur fait. L’affaire Finaly, ce n’est pas fini. À Grenoble ce n’est pas fini, à Bayonne non plus. Ceux-là mêmes qui avaient, après leur rencontre avec le cardinal Gerlier, prudemment changé d’avis et tenté de convaincre Pagola qui finissait par céder entament un virage à cent quatre-vingts degrés.
Le père Inda écrit à Germaine Ribière : nous qui avons contribué au retour passons ici pour des dupes et des imbéciles. C’est que le bruit court que les enfants vont partir en Israël et que les plaintes ne seront pas retirées.
On croit rêver. Côté Grenoble, Antoinette Brun s’excite : et si elle demandait un droit de visite ? L’audience est fixée au 29 juillet. Il faut se presser un peu, on dirait que ça va recommencer.
Les passeports sont prêts, Hedwige Rosner s’apprête à retirer sa plainte. Attention : on ne le signifiera à l’avoué de Bayonne que le 25 juillet, au moment où les enfants seront dans l’avion. La Côte basque, sous la plume de Jean Garat, compare Moïse Keller à Hitler. Hitler les a privés d’une mère, Keller d’une autre. Moïse Keller s’étonne : pourquoi, alors que le droit est avec nous, que l’affaire est finie, faut-il encore et encore que nous nous défendions, que nous nous méfiions, que nous agissions en secret ? Il ne sait pas tout : l’avocat des prêtres n’en a pas terminé. Il écrit dans l’été à son confrère de Grenoble qu’il serait bien possible de faire, sur la base de telle irrégularité, annuler le conseil de famille qui a nommé tutrice Hedwige Rosner, sœur de Fritz Finaly. Ça ne s’arrête jamais. Les enfants sont dans l’avion quand l’avocat des prêtres reçoit à Bayonne, avec le retrait de sa plainte, un petit mot d’Hedwige Rosner. Il ne faut pas lire ce retrait comme le respect de l’accord du 6 mars, écrit-elle, il n’y a plus d’accord du 6 mars, il n’y en a plus depuis longtemps, la partie adverse ne l’a pas respecté, il faut le lire comme un désir d’apaisement, son intention depuis toujours : concourir dans toute la mesure du possible au maintien de la paix publique si violemment troublée par une affaire que je n’ai nullement souhaitée. L’avion à Orly décolle. Les enfants agitent la main, tapotent le hublot. En bas ils aperçoivent encore, ou croient apercevoir, Moïse Keller. Peut-être respire-t-il enfin. Ce n’est pas sûr du tout.
Dans Le Courrier de Bayonne, la plume répétitive de Jean Garat, toute en mesure, met en parallèle la fin de l’affaire Finaly et la fin de la guerre de Corée. « Le roi Israël », titre plus tard Garat. Moïse Keller, après avoir vu l’Europe et des millions de Juifs brûler, comprend que rien ne finit jamais, la haine de l’apatride s’est convertie en haine d’un pays naissant, on ne sait pas comment il pourrait respirer. Jacob Kaplan, grand rabbin, essaie de trouver des mots apaisants. Quand l’abbé Pagola sort de prison, les cloches, dans le quartier Marracq qui a caché une dizaine de jours les enfants pour qu’ils ne soient pas rendus à leur famille juive retentissent à toute volée. (…)
1er avril 1938. Eichmann est installé au Palais Rothschild, à Vienne, avec son équipe de spécialistes de la question juive. Il met sur pied une centrale d’émigration et de racket. Organise le départ de presque deux cent mille Juifs. Déchéance de nationalité, confiscation de biens, taxes diverses, impôts sur les chiens, à payer quand on n’a pas de chien, attestations de non-retour. Files d’attente et fouets dans les files. Passeport d’un an, contre tout avoir. L’expulsion et la ruine. Jusqu’en octobre 1941. Alors, les frontières se ferment.
Prenons, au hasard, un jour de la mi-avril. Fritz est un jeune médecin. Anni, sa femme, a quelques années de moins que lui. Ils attendent un visa pour l’Amérique du Sud. Les sœurs de Fritz sont parties, l’une a réussi à avoir la Palestine, l’autre la Nouvelle-Zélande. Le frère d’Anni est passé en Angleterre. Fritz et Anni sont dans le hall du Palais Rothschild, sous les quolibets ils font la liste de leurs biens, paient ici et là, signent, abandonnent. Ils perdent tout pour le droit de passer la frontière, petit balluchon sur les genoux. Sur leur passeport, les Suisses écrivent le J que, diront- ils plus tard, l’Allemagne a demandé. De la Suisse à la France, j’aime bien penser, suivant, du doigt, sur la carte, sans idée du relief, le tracé bleu, qu’ils longent une rivière, l’Areuse, les voici à Pontarlier après des jours de marche, une faim du diable, le Doubs traverse la ville, qu’on quitte vite, en car, pour Grenoble, où des Juifs les hébergent. Bientôt Fritz soigne les habitants de La Tronche, village qu’une boucle de l’Isère sépare de Grenoble.
Naissance des garçons, Robert-Ruben, le 14 avril 1941, Gérald-Guédalia le 3 juillet de l’année d’après. Gérald-Guédalia n’a que dix-huit mois quand, à Grenoble, les Allemands bloquent les issues de la place Vaucanson, arrêtent les hommes, les hommes seulement. Peut-être Anni, enfants au berceau, assiste-t-elle à la scène. Fritz travaille, maintenant en cachette, grâce à des complicités et des résistances. On confie les enfants à Marie Poupaert qui elle-même les confie à mère Clotilde de la congrégation de Notre-Dame-de-Sion qui elle-même les confie à Antoinette Brun.
Début de l’année 1944. Les enfants sont un peu malades, ils seront bien ici, au chaud, où très bientôt on les retrouvera. On pense qu’il y a peu à tenir. Je ne sais comment nommer le rideau, d’abord voile tremblant, qui tombe sur mes pieds (c’est-à-dire sur ceux d’Anni Schwartz, quand elle embrasse pour la dernière fois Gérald-Guédalia dans les bras de Marie Poupaert, quand elle pose sa main sur les cheveux de Robert-Ruben qui ne veut pas pleurer pour ne pas la faire pleurer), le rideau devient rideau de fer, clos à jamais, rien ne viendra jamais nous convaincre que quelque part, il y a un après, une lumière, une issue. Anni est devenue rideau, volet ou mur, le tout est cadenassé. Fritz et elle passent quelques jours tristes dans la lumière froide de février.
Une cinquantaine de Juifs sont arrêtés les 6 et 8 février à Grenoble. Le 14 février, la Gestapo vient chercher les jeunes parents Finaly à La Tronche, les conduit à Drancy. De Drancy, on peut, en journée, sortir. Trois semaines. Gare de Bobigny. Celle-ci est fermée aux voyageurs depuis 1939. Ici, on tient aux prisonniers un discours sur l’Est, sur le travail, sur sa valeur. Pour un fuyard, on tuera dix personnes. Le convoi 69 part le 7 mars 1944. Sur les mille cinq cents personnes du convoi plombé, mille trois cent onze sont gazés à leur arrivée à Auschwitz, trois jours plus tard.
Marie Cosnay : Comètes et perdrix, Editions de l’Ogre, 2021, pages 157-161 et 167-170.