Kilomètre 0 Bonne heure pour prendre la route. La maison dort encore, le jardin est gris. Tout à l’heure certainement il fera trop chaud. Les murs blancs réverbèreront l’enfer. L’ennui calcinera tout. À part les mouches, espèce tenace tenant tête au silence. Puissent-elles tomber.
Kilomètre 245 Il n’y a pas deux minutes la voiture roulait encore sur une départementale confortable. L’itinéraire disait qu’il fallait tourner à la première à droite. La route était vraiment petite et sans indication, mais c’était forcément celle-là. Donc, à droite, sur cette route gravillonnée et un peu suspecte. Pendant plus de cinq cents mètres, le crépitement du plancher de la voiture n’a pas réussi à entamer la certitude qu’il s’agissait de la bonne route. Jusqu’à l’impasse. La route s’est amenuisée peu à peu, se bosselant progressivement d’anciennes ornières séchées, jusqu’à n’être plus, à l’endroit où il a fallu se rendre à l’évidence et à l’arrêt, qu’un vague chemin de terre envahi de part et d’autre par des broussailles, que même un randonneur n’affronterait qu’avec difficulté. C’était pourtant forcément la bonne route. Comment se fait-il que dans un itinéraire au long cours, où l’on n’emprunte généralement que des artères, on puisse se retrouver dans un tel trou, dans ce fond de chaussette ? Le frein à main résiste, il faut l’actionner à deux mains. Puis attraper la carte routière, posée sur le siège du passager. On doit être ici juste à la pliure de la carte, ce qui oblige, pour faire le point, à un déploiement de papier d’une ampleur supérieure à ce qui serait raisonnable dans l’espace confiné de l’habitacle. La carte est un peu usée à la pliure, mais malgré tout ça se voit, ça se voit parfaitement que c’était la bonne route, selon la carte. C’était bien la première à droite qu’il fallait prendre. Il n’y a pas d’erreur selon la carte, imprécise à ce niveau de détail, mails il y en a une selon le paysage, qui a cru bon de rajouter ici une bifurcation inutile, du moins désuète. On aimerait bien penser que les chemins qui ne mènent nulle part ne sont jamais que ça : des erreurs seulement selon un certain niveau de description. N’empêche, il faut enclencher la marche arrière, et repartir comme ça, en se contorsionnant pendant plusieurs dizaines de mètres, à regarder le chemin par la vitre arrière, jusqu’à cette entrée de champ qui laisse la place nécessaire à la manœuvre du demi-tour.
Cécile Portier : Contact, Seuil 2008, pages 9, 53-54.