Claude Simon : Archipel

Jeudi 25 juin 2020

Parus en 1974 dans les revues finlandaises, Archipel [est un] poème en prose issu d’un voyage dans les airs, sur terre et sur mer. Archipel survole le « tissu de prés de bois de champs parallèles ». Les mots, les fragments de phrases sont éparpillés sur la plage comme les îlots de « fin-land suo-mi : terre des marais ». Comme dans toute son œuvre, ici aussi Claude Simon est peintre. Les couleurs, les jeux de lumière, de nuages, le liquide et le végétal sont rendus avec une précision fluide. Sous le ventre de l"avion, c’est tout un monde de feu, de monstres issus des mythologies nordiques.

Josyane Savigneau, Le Monde

la mer l’archipel tout entier montant vers nous L’une auprès l’autre en commençant par les plus lointaines les îles disparurent s’enfonçant l’une d’elles basse à peine ondulée s’éleva grandit masquant les dernières elle défila rapidement sur le côté et l’eau rejaillit sous les flotteurs Ses énormes mains de marin aux doigts épais et plats aux ongles carrés bordés de noir par le cambouis cessèrent de s’affairer sur les leviers et les volants du tableau de bord aux multiples cadrans noirs aux multiples manettes noires parmi lesquelles elles couraient les effleurant avec délicatesse comme une anatomie féminine et compliquée le tapage du moteur cessa quand il fut assez près il sauta adroitement sur le rocher et enroula la corde à l’un des pieux de l’appontement

silence touffes d’aulnes sorbiers frissonnant à peine et ces longues herbes comme des plumes roses formant de loin des nuages estompés pastel

casqués et armés de fer eux aussi sans doute ils avaient pris pied sur ces mêmes rochers débarquant de nacelles cloutées ceints de baudriers par-dessus leurs robes brunes avant de peindre sur les parois chaulées les voûtes blanches entre les palmes bariolées des arcades les étranges créatures amphibies

deux s’échappant de la gueule dentelée de quelque monstre des marais ni poissons ni hommes ni femmes avec leurs pieds immenses et plats encore nageoires l’un d’eux pourvus non de seins mais de tétines commes ces femelles de cétacés font la vulve dit-on est semblable à celle d’une femme semblable douceur

silence l’eau s’étalant en nappe sans se briser sur la surface polie du granit se retirant la laissant mouillée flanc d’une baleine lilas

raisins de sang

ou encore crevassée : non pas roc mais cuir épais de vieux pachydermes sillloné de rides de fissures d’entailles entrecroisées laissées par un couteau ébréché

appontement de planches branlantes grisées par l’eau le gel le soleil de guingois s’appuyant sur un premier rocher bombé franchissant encore un bras d’eau le silence ondulant des joncs pâles puis la pierre sous le pied silence

seulement le faible grincement de la corde se tendant et se relâchant les vaguelettes léchant les flotteurs le petit hydravion rouge et blanc immobile posé sur l’eau comme un insecte aux longues pattes

Claude Simon : Archipel (suivi de Nord), Editions de Minuit, 2009, pages 13-14.

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