Erri de Luca : Sur la trace de Nives

Lundi 18 février 2013

Erri de Luca accompagne la célèbre alpiniste italienne Nives Meroi dans l’une de ses expéditions himalayennes. Réfugiés sous la tente, en pleine tempête, ils engagent une conversation à bâtons rompus. Le personnage de Nives, symbole de force et de courage, est l’occasion pour l’auteur d’explorer plus avant les chemins de son écriture et de dévoiler au lecteur d’autres facettes de son parcours à la fois humain et littéraire.

N. : …Le vent est une personne. Je lui parle, je raconte, je pense qu’il veut même écouter un peu. Je commence à chuchoter quelque chose, une prière, un bout de chanson et il me semble qu’il m’écoute, qu’il s’arrête un peu. Ou bien il crie plus fort en répons, pour raconter à son tour. Sa fureur est un désir d’être écouté. A haute altitude, le vent est le maître du temps. Quand il fait beau et qu’il y en a dehors, tu ne sors même pas pour faire pipi. Et pourtant, il faut sortir, pour vérifier les piquets, ramasser de la neige à faire fondre sur le réchaud. Avec ta combinaison matelassée sur le dos, trois couches de vêtements, tu es une balle en caoutchouc et le vent frappe sur toi comme une queue de billard et il te traite comme une bille, il veut t’envoyer dans le trou. Alors je lui dis : fais attention, c’est dans la tente que je dois aller et non pas dans le précipice par où je suis montée, laisse-moi donc faire ma récolte et puis je me glisserai toute seule dans mon trou. Et lui m’applique toujours un coup sur les fesses ou une bonne claque. Le vent est une grande personne ici, un despote, mais il accepte les ripostes. Au fond, nous lui tenons compagnie.

E : « Et il marche sur des hauteurs terrestres », écrit Amos, prophète, à propos de son dieu solitaire. Il faut avoir la dioptrie infaillible d’un visionnaire autorisé pour reconnaître un dieu au-dessus des sommets. Des fentes étroites de mes yeux, j’ai vu et je vois seulement le vent, qui est peut-être une de ses traces secondaires. Je l’ai vu passer et repasser comme un fouet sur le crâne et le cou de sa majesté l’Everest, balancer sa neige au ciel. Il vient du Tibet et, quand il ne veut pas, il ne permet à personne de lui tenir compagnie. […] Maintenant, il reste le vent comme barrière entre les dieux et les hommes. Tu dis que tu lui tiens compagnie. C’est une intimité que je ne connais pas. A ces altitudes, je suis un intrus et je n’arrive pas à m’imaginer aucune familiarité. Le vent est un videur, mais j’irai avec lui bras dessus bras dessous. Tu es de cette espèce qui déplace les limites, élargit le territoire. Tu arrives à murmurer des comptines dans les tempêtes, à faire bouillir le thé, agrippée à l’armature de la tente pour la maintenir au sol.

N : N’exagère pas, ce sont des gestes obligés. Tu vois les petits drapeaux suspendus, les chiffons mis à flotter au vent dans les hauts villages, sur les cols, les sommets ? Ils servent à tenir compagnie au vent. Ici, on l’appelle « awa », mot composé seulement de voyelles. l’étoffe qui s’agite ajoute des consonnes au vent. Ce n’est pas moi qui ai inventé l’intimité avec le vent.

E : Je n’ai pas connu de grands vents. Mes mistrals, siroccos, libeccios dressent des crêtes en mer, chipent la lessive des balcons, déglinguent des fenêtres, rien de plus. Mes tramontanes desquament les mains de ceux qui n’ont pas de gants, cassent des tuyaux. […] Chez moi, le vent pousse doucement. Le vent de l’Ecriture sainte, le premier, souffle doucement lui aussi. Au verset deux, avant même l’avènement de la lumière, l’hébreu parle d’un « rùah/vent » qui voyage avec des ailes, « merahèfet », qui volette au-dessus des visages de l’eau. Alors que tous les verbes de ce début du monde sont au passé, pour le vent le verbe est au présent, pour dire qu’il ne cesse pas. […]

N : Ici, c’est un vent d’insomnie. […] Quand il neige très fort, c’est pratique qu’il passe avec son balai pour secouer des avalanches sur les pentes. Nous attendons qu’il fasse son travail. Sur le sommet du Lhotse, à huit mille cinq cents, il est si brutal qu’il n’y a presque pas de neige sur les cinquante derniers mètres d’escalade. Voilà, je ne sais pas quand j’arrêterai de grimper, avec quels résultats, combien de sommets atteints et redescendus, mais à la fin je dirai que j’ai tenu compagnie au vent. Nous, là-haut, nous l’embrassons comme personne ne peut le faire.

pages 20 à 24 de l’édition folio

N. : Je ne dis pas que je suis en train d’escalader le huit mille au nom des femmes. J’escalade pour moi, pour ma faim des montagnes. Je ne suis qu’une alpiniste, mais avec l’article au féminin, une femme qui plante ses pointes de métal sur les parois les plus hautes de la planète. Une alpiniste, au féminin : une s’écrit avec un e, boucle à laquelle j’accroche mon petit drapeau de femme que je fais flotter là-haut. Quand j’arrive au sommet et que ce peu d’oxygène glacé entre dans mon corps, se fixe en sang épais et gonfle mon cœur, moi je sais que j’éprouve quelque chose qu’aucun homme ne peut ressentir. Je ne suis pas mère, je n’ai pas accouché, ma fertilité se perd tous les jours, mais là-haut moi je suis la montagne, je suis Nives la pierre, Nives la neige, je suis une mère nature qui visite la dernière marche sous le ciel. Là-haut, je suis matière, terre mère, cellule mère, roche mère, branche mère, je suis tout le mère et quelque chose de plus que j’ai trouvé dans le dictionnaire. Je suis la voyelle e, la désinence féminine qui donne vie au monde, là-haut je plante le e au bout de tous les mots, de tous les pas, là-haut je sais que le monde est du genre féminin, il est force, lumière, atmosphère. C’est pourquoi je suis le e devant le nom d’alpiniste. […] Là-haut, j’arrive au dernier point d’une couture, quand tu donnes un coup de dent au fil après le noeud et que tu le casses. Là-haut, je termine une reprise.

pages 134, 135 de l’édition Folio

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