Jane Sautière : Fragmentation d’un lieu commun

Vendredi 12 juillet 2024

Les prisons sont devenues des lieux communs. Fragmentation d’un lieu commun s’inscrit dans cette double problématique de la littérature et de l’enfermement.

La forme fragmentaire était la seule, aux yeux de Jane Sautière, susceptible de prendre en compte l’espace de l’écriture que la stigmatisation sociale ou carcérale ne permettait pas. (note de l’éditeur)

38- Un jour, lors d’une grande réunion de travail sur l’hébergement, je demande pourquoi les foyers ne sont pas mixtes. Le scandale est total.

Je le sais que vous avez un sexe. Parce que vous n’en parlez jamais. Parce qu’il y a tout cet alcool pour le noyer, le dissoudre. Parce que nous non plus n’en parlons jamais.

S’occuper des « SDF », c’est s’occuper du besoin, c’est leur remplir le ventre. Pas s’occuper de leur bas-ventre. Pas les imaginer avec cet organe sensible, érectile, du côté du désir.

39- La première fois où j’ai traversé une prison, j’avais vingt-trois ans, je devais me présenter à la maison d’arrêt pour y passer ma visite médicale d’embauche. Ça avait lieu dans l’infirmerie destinée aux détenus. (Il ne serait venu à l’idée de personne, à cette époque, de nous envoyer à l’extérieur. La prison gobe tout, détenus et personnels.) Une infirmière, vieille comme les murs, est venue me chercher à la porte d’entrée. (Elle avait plus de soixante-dix ans : elle travaillait toujours. Bénévole ? Religieuse ? Elle faisait couleur locale, comme tant d’autres anomalies. Il y avait, il y a toujours cette fierté d’une exception culturelle pénitentiaire. Ici, c’est comme ça.) Elle m’a fait traverser toute la prison, je me souviens d’un trajet long, tortueux, je n’aurais pas pu revenir seule. Trop de symétrie égare. Puis on m’a fait attendre dans une grande cellule qui puait le tabac froid et la sueur. J’étais torse nu, selon la recommandation du médecin. Assise face à la porte à œilleton, j’attendais, désorientée par le cadre et la nudité de mes seins presque incandescente dans cet endroit. J’ai senti des ombres passer devant l’œilleton. J’ai compris que des surveillants venaient se rincer l’œil ; j’ai entendu des rires étouffés. J’ai hurlé en tapant à la porte. Le médecin est venu.

Il n’y a pas eu de suite : c’est-à-dire, mon attitude, jugée excessive, n’a donné lieu à aucun commentaire. C’est-à-dire, personne n’a demandé à ces hommes de ne plus faire ça.

Était-ce bien la première fois où je suis entrée en prison ? Je ne sais plus, mais c’était la première fois où je l’ai éprouvée.

40- Nous n’avons pas le droit de grève.

Pourtant, j’avais un jour affiché un texte me revendiquant comme gréviste sur la porte de mon bureau, au tribunal. C’était une grève de femme, un 8 mars, je ne sais plus bien quelle année. J’avais expliqué les raisons de mon geste.

J’ai reçu beaucoup de visites. Magistrats, chefs de service, justiciables… Il n’y a eu aucune suite disciplinaire.

Pendant longtemps, j’en ai été fière, comme d’un triomphe de mon audace, de la surprise ou de la ruse, jusqu’au jour où j’ai fini par comprendre que tout le monde s’en fichait. Une grève de femmes, ce n’est pas sérieux. Ça se traite comme une bouderie d’enfant.

Lorsque j’ai lu « L’Enfant criminel » de Genet, j’ai compris l’irrespect que subissent ceux dont les actes sont minorés.

41- Il fait un froid polaire. Avec d’autres collègues en formation, nous visitons Fleury-Mérogis. Les aménagements en tripale, semblables les uns aux autres. On accède en bout de parcours, à la visite des cours de promenades des détenus isolés, réputés dangereux, susceptibles de s’évader.

Dans un espace grillagé, un homme court. Comme une machine, comme s’il était sur un tapis de salle de sport. Lorsqu’il nous voit arriver, sans nous jeter un regard, il ôte son tee-shirt. Sa peau nue est rose d’effort et de froid. Il nous jette cela à la face, avec tout ce que ça contient de provocation virile – tu peux toujours me courir après –, de menace – le jour de sa cavale, il faudra bien lui courir après, effectivement.

Jane Sautière : Fragmentation d’un lieu commun, Verticales 2003 ; pages 50-53.

Crédit photo : Francesca Mantovani

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