John Irving:Le monde selon Garp

Lundi 22 septembre 2014 — Dernier ajout vendredi 19 septembre 2014

Dans la plupart des livres, on sait tout de suite qu’y se passera rien, expliqua Jillsy. Seigneur ! vous le savez bien, non ? Dans d’autres livres, y se passe quelque chose et on sait tout de suite quoi, ce qui fait que c’est pas la peine de les lire. Mais ce livre, il est si tordu qu’on sait qu’y va s’y passer quelque chose, mais on arrive pas à imaginer quoi. Faudrait être tordu soi-même pour imaginer ce qui se passe dans ce livre.

Jenny avait brusquement accéléré son rythme de travail ; elle avait enfin trouvé la première phrase qui bouillonnait en elle depuis la nuit ou elle avait débattu de la concupiscence avec Garp et Charlotte, une vielle phrase, en fait, surgie de sa vie d’antan, et ce fut par cette phrase qu’elle commença pour de bon le livre qui devait la rendre célèbre.

“Dans ce monde à l’esprit sordide, écrivit Jenny,une femme est toujours soit l’épouse soit la putain d’un homme - ou en passe de devenir l’une ou l’autre, et vite.” La phrase donnait un ton au livre, ce qui alors lui avait fait défaut ; Jenny découvrit que, lorsqu’elle eut achevé cette phrase, une sorte d’aura parut soudain illuminer son autobiographie, soudant du même coup les fragments disparates de sa vie - à la façon dont le brouillard enveloppe un paysage tourmenté, ou dont la chaleur envahit peu à peu toutes les pièce d’une grande maison. Cette phrase en inspira d’autres de même facture, et Jenny les tissa comme elle aurait pu tisser une trame lumineuse et éclatante dans une tapisserie informe et dépourvue de thème apparent. “Je voulais travailler et je voulais vivre seule, écrivit-elle. Cela me rendit, sexuellement parlant, suspecte.”

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