José Luis Peixoto : Sans un regard

Dimanche 16 février 2014

Ce matin, j’ai fait mon travail. Lui, immobile, restait dans un éveil profond ou un profond sommeil. Je me suis occupée du petit, je lui ai donné à manger et, comme il s’est assoupi de nouveau, je l’ai étendu sur le lit. Le baquet était encore au pied du fourneau et je me suis rappelée le bain que j’ai pris un mois après sa naissance. C’était la première fois que j’avais mes règles depuis ma grossesse, et c’était le dernier jour, le sang diminuait dans les linges, il n’en restait presque plus rien, et au coucher du soleil j’ai eu envie de prendre un bain. J’ai remplit un baquet et, debout, je me suis arrosée d’eau. De l’eau chaude et fraîche en même temps, de l’eau pure pour me purifier. Ce jour là aussi, le bébé dormait. Je n’ai pu résister à l’envie de m’asseoir, j’ai laissé tombé mes bras, mes jambes et mes cheveux hors du baquet, j’ai fermé les yeux et je suis restée ainsi. Dans mon corps, des milliers de soldats étaient enfin au repos et, de plaisir, le souffle me manquait. Nue, une lumière de miel m’éclairait à travers les rideaux. Dans mon corps, des hommes quittaient leur travail et reposaient leur bêche, des mules qui tout le jour avaient tiré des charrettes regagnaient leur enclos et savouraient la première poignée d’herbe, et la terre retournée retrouvait son ordre dans la quiétude de la nuit. Lentement, ma souillure se diluait dans l’eau, et l’ardeur de mon sang. Et moi, lentement, j’étais.

p93-94

Ton regard restera dans mon regard quand je mourrai et, mort, contemplerai les plaines, ces plaines de ton regard où tombe lentement la nuit. Ton regard restera dans mes mains oubliées, et nul ne songera à l’y aller chercher. Je pense : personne, jamais, ne songe à chercher les choses où elles sont vraiment, car personne, jamais, ne sait ce que pensent la fumée, ou les nuages, ou un regard.

p146


"Alors que j’écrivais Sans un regard, je n’étais pas certain de parvenir à achever l’écriture d’un roman. Chaque page était un pas à l’intérieur d’un territoire que je ne connaissais pas sinon par mes songes vagues d’aspirant écrivain, de personne aspirant à achever l’écriture d’un roman. C’est peut-être pour cette raison que, je crois, les premiers romans sont dans la plupart des cas faits de personnages et de mondes que nous charrions en nous pendant bien des années. Pour moi, c’est ainsi que cela advint. Pendant les années 1997 et 1998, je donnais des cours d’anglais à 80 km de chez moi. Pendant les heures que je passais à conduire, j’avançais tout autant sur la route d’arbres et d’eau que sur les routes intérieures où je trouvais ce que je connaissais et où, en même temps, je découvrais les nouveautés de ce monde constamment neuf. Ce fut sur cette route, extérieure et intérieure, que je rencontrai les personnages de Sans un regard et engageai la conversation avec eux. Clarté et mémoire. Aujourd’hui, où que je me trouve au Portugal, j’ai toujours de la peine à expliquer où se situe le petit bourg où je suis né. Il est aussi inaccessible et isolé que celui du roman, et c’est sous son ciel que j’ai appris les mots. En donnant la main à ma mère pour marcher jusqu’à la place, en cherchant des amis dans la campagne avec des garçons de mon âge ou dans la scierie de mon père quand nous étions tous vivants, j’ai appris les mots et les sens qui devaient me permettre d’écrire Sans un regard. Ensuite, le temps et la vie ont passé. Les jours ont passé où j’écoutais mon parrain, plus que centenaire, me parler de personnages d’un temps ancien, beaucoup plus bizarres que les siamois attachés par le petit doigt, que les géants hauts comme trois hommes, beaucoup plus bizarres que le diable. Les jours aussi ont passé où je jouais au ballon dans la rue et où, de temps à autre, nous arrêtions la partie et nous postions, au bord de la chaussée, sérieux, le ballon sous le bras, pour assister au passage d’infinis troupeaux de moutons. Quand j’ai rêvé d’écrire un roman, ce bourg et tous les regards, les larmes et les horizons qui le composent étaient la matière que je connaissais le mieux et où vivait la mémoire profonde de tout ce qui m’était le plus important. C’est sur la place de ce bourg qu’une fois par mois, j’attendais la bibliothèque itinérante. C’était une voiture rouge qui arrivait chargée de présentoirs, où je choisissais les cinq livres que je pouvais lire dans le mois. Ils furent nombreux, les auteurs qui m’ont montré que les mots pouvaient convoyer les contours et la vérité de mondes, d’années et de regards. Je lisais ces livres avec la pureté de celui qui respecte leur saveur, de celui qui croit en leurs mots. Nous disions " les livres " comme si nous parlions d’une chose inaccessible dictée par des personnes inconcevables. En écrivant Sans un regard sans la certitude de parvenir à achever l’écriture d’un roman , mon rêve était que mes pages pourraient un jour se retrouver sur le présentoir d’une bibliothèque itinérante, une voiture rouge, et, sur une place, tomberaient entre les mains d’un garçon prêt à les lire en toute pureté. Depuis, et encore aujourd’hui, quand quelqu’un m’interroge sur ce qui influence mon écriture, j’ai presque la certitude que les mots que me disait ma grand-mère quand nous étions assis au soleil ont été plus importants pour moi que tout ce que j’ai lu de Dostoïevski. La mère de ma mère ne savait guère écrire autre chose que son nom. Mais elle savait plus important. Elle savait beaucoup des secrets de la vie. Aujourd’hui encore, j’arrive à entendre sa voix. Elle me parlait des mystères de la terre et des gens. Elle me parlait en mots simples qui étaient le centre d’une vérité essentielle. Aujourd’hui encore, quand j’écris, j’arrive à entendre la voix de ma grand-mère sous l’ombre du soleil. Alors que j’écrivais Sans un regard, j’ai assisté à la naissance de mon premier enfant et accepté la mort de mon père. J’ai appris lentement, il n’y a pas d’autre façon, que la vie et la mort sont la terre et le ciel, qu’elles sont le sang et la lumière, le temps et l’obscurité, la joie et la déroute, la peur et l’amour. Alors que j’écrivais Sans un regard, j’ai appris à croire que seuls les miracles sont dignes d’être déposés dans le creux de la main de ceux que nous aimons, j’ai appris que c’est seulement pour eux que nous pouvons écrire et que les mots vrais sont des miracles qui se donnent dans le creux de la main. »

Jose Luis Peixoto

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