Julien Gracq : Un beau ténébreux

Mardi 15 octobre 2013

Rares sont les noms d’auteurs déjà disparus qui apparaissent ici. Julien Gracq (1910-2007), s’il fut l’un des premiers écrivains publiés dans La Pléiade de son vivant, n’est plus. Notons aussi qu’il refusa le Prix Goncourt qui lui fut attribué contre sa volonté en 1951 pour le Rivage des Syrtes. Suite à un extrait de Liberté Grande (prose poétique) déjà publié ici, voici quelques unes de ses phrases amples comme les marées, sur lesquelles débutent l’histoire du Beau Ténébreux.

J’évoque, dans ces journées glissantes, fuyantes, de l’arrière-automne, avec une prédilection particulière les avenues de cette petite plage, dans le déclin de la saison soudain singulièrement envahies par le silence. Elle vit à peine, cette auberge du désœuvrement migrateur, où le flux des femmes en robe claire et d’enfants soudain conquérants avec les marées d’équinoxe va fuir et soudain découvrir comme les brisants marins de septembre ces grottes de brique et de béton, ces stalactites de rocaille, ces puériles et attirantes architectures, ces parterres trop secourus que le vent de mer va ravager comme des anémones à sec, et tout ce qui, d’être soudain laissé à son vacant tête-à-tête avec la mer, faute de frivolités trop rassurantes, va reprendre invinciblement son rang relevé de fantôme en plein jour. Sur le front de mer les terrasses vitrées, mortes, leurs ferronneries mangées de lèpres salines, angoissent comme des bijouteries mises au pillage, - le bleu usé, lessivé, des volets clos sur des fenêtres aveugles recule soudain incroyablement dans le temps le reflux de vie responsable de cette décrépitude. Pourtant, sous le soleil aigrelet d’une matinée d’octobre, des bruits naissent, se décrochent bizarrement du silence comme du rêve le geste solennel d"un dormeur - la barrière blanche d’une clôture de bois craque, une sonnette se répercute longuement d’un bout à l’autre de la rue vide. […] Les jours approchent où la grande grisaille marine va rendre à tout le décor ses harmoniques fondamentales - une pigmentation, par flaques subtile gagne ça et là - le sel pâlit l’enduit des murailles, avive d’un rouge grinçant le fer des grilles, le vent de mer sable les planchers par les fentes des portes - une transgression soudaine, insolite, imprègne la petite ville, dure et grise comme le sel et le corail, de je ne sais quelles traces obscures d’un incendie froid, d’un raz-de-marée à sec. Prologue

http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2012/06/29-juin-julien-gracq-un-beau-t%C3%A9n%C3%A9breux.html

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